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Littérature

[Du côté de chez Mandela] Goldblatt, le regard du tigre

Le photographe sud-africain David Goldblatt, le 11 janvier 2011, à Paris.
Le photographe sud-africain David Goldblatt, le 11 janvier 2011, à Paris. AFP PHOTO FRANCOIS GUILLOT
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La pierre fétiche du journaliste est l’œil-de-tigre. La crocidolite, son nom scientifique, se déniche en grande quantité dans la partie désertique de l’Afrique du Sud. Je ne sais pas si le photographe David Goldblatt emporte cette belle pierre striée quand il parcourt le pays, mais il pose sur tout le monde un regard intense. Des hameaux poussiéreux aux mégalopoles, juché sur le toit renforcé de son 4x4 ou à genoux sur l’asphalte, il cherche le symbole parlant.

L’artiste, qui se plait à montrer peu pour expliquer beaucoup, fait l’objet d’une exposition au Centre Pompidou à Paris. Pour ceux qui ne peuvent faire le déplacement, un excellent catalogue* offre toutes les œuvres exposées, avec des textes éclairants en prime.

Le regard de Goldblatt sur son environnement me touche (nous fréquentions le même ophtalmologiste à Johannesburg, de surcroît). J’aime sa façon, à la fois humble et insistante, de plonger vers l’âme des humains. J’apprécie sa curiosité tous azimuts. Ainsi m’a-t-il fait découvrir le seul monument célébrant la libération des esclaves de 1834 : une modeste pyramide dans le petit village d’Elim, non loin du cap Agulhas, la pointe australe du continent.

Né en 1930 dans une famille dont les parents avaient fui les pogroms en Lettonie et en Lituanie à la fin du XIXe siècle, David Goldblatt a grandi à Randfontein. Cette ville terne, à l’ouest de Johannesburg, que Soweto jouxte aujourd’hui, était construite autour des mines d’or. La communauté juive d’Afrique du Sud était divisée. La famille du photographe se situait résolument dans le camp qui combattait l’apartheid, déviance du fascisme.

Il nous fait d’abord pénétrer dans le monde des mines, du temps où elles constituaient le cœur de l’économie : des pelles entassées comme un tumulus, de gigantesques chevalements, des terrils pâles, des logements de mineurs, et les deux baignoires de la direction : celle pour se décrasser, l’autre pour se faire beau. Mais par-dessus tout, il sait capter le regard fatigué des mineurs.

Sillonnant le pays, Goldblatt joue les anthropologues. Profitant de la piste récemment ouverte, il s’est rendu en 1966 dans vallée de la Gamka. Un village perdu au bord de la rivière, nommé L’Enfer, vivait en autarcie. Les images qu’en tire Golblatt font écho aux descriptions qu’en fera le poète Breyten Breytenbach : des Afrikaners durs au travail, vivant à l’économie mais souriants. La nouvelle route a finalement servi d’échappatoire pour tous les jeunes du lieu-dit : on voit bêcher le fermier qui sera le dernier à quitter le village, en 1992.

Contrairement à d’autres photographes qui ont focalisé sur les petits Blancs obtus et bas de plafond, Goldblatt essaie de comprendre pourquoi les Afrikaners, notamment ceux de la ville de Boksburg, à la périphérie de Johannesburg, ont pu cautionner un régime cynique : austérité, lecture de la Bible, repli sur soi, goût de l’uniforme, détermination, toutes ces attitudes se lisent sur leurs visages.

Saisissante est la juxtaposition de deux familles, noire et blanche, sortant du culte dominical : le père, la mère, la fille adolescente, endimanchés. La pose est identique, l’arrière-plan urbain fait éclater la différence.

Autre rapprochement instructif : le terrain vague de Kliptown, à Soweto, où fut proclamée la Charte de la Liberté en 1955 et la place dallée qu’il est devenu dans les années 2000, avec un hôtel en prime. « Joburg n’est pas une ville facile à aimer », écrit Goldblatt. Les images de Hillbrow, quand c’était un quartier blanc, contrastent avec les pièces nues de Soweto où sont allongées les jeunes femmes qui viennent tenter leur chance en ville. Une exception :  la chambre à coucher, déjà cossue, de Richard Maponya alors qu’il construisait son empire commercial. Sous chaque œuvre, Goldblatt a le souci de la légende longue et explicite.

Il dresse un panorama éclairant des lieux de culte, depuis les églises triomphantes jusqu’à la petite clairière dans la réserve aviaire de Melrose. L’Afrique du Sud est à dominante chrétienne, mais avec toutes les dénominations protestantes et un nombre impressionnant de petites congrégations syncrétiques. Ces dernières investissent parfois les jardins publics. Plusieurs fondations l’ont mandaté pour des reportages sur la pauvreté et la résilience. Il a pris la suite des August Sander et Eugène Atget.

A présent, le photographe traque, dans la géographie du pays, les cicatrices laissées par l’apartheid ou par l’exploitation intensive, tels ces résidus d’amiante bleus dans la rocaille ocre. De-ci de-là, de modestes croix blanches rappellent le massacre récent des mineurs de Marikana ou des fermiers blancs.

Ces dernières années, on sent monter chez Goldblatt la critique envers le comportement sans discernement des étudiants en colère. Ils ont peut-être raison d’obtenir le déplacement de la statue de Cecil Rhodes (symbole du colonialisme brutal) du campus de l’université du Cap, mais certainement tort de brûler des tableaux dont plusieurs provenant d’artistes noirs. De même que de recouvrir d’un drap noir la Vénus hottentote du sculpteur métis et militant Willie Bester.

Goldblatt ne donne pas seulement à voir 70 ans de l’histoire intime de son pays, il interroge l’humain en toute circonstance. Et surtout, ses photos sont aussi poignantes que belles.

 

* David Goldblatt, Structures de domination et de démocratie, sous la direction de Karolina Ziebinska-Lewandowska, Centre Pompidou, 2018. Existe aussi en version anglaise.

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