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ANALYSE

Joko Widodo, le président qui voulait voir l'Indonésie en grand

Fort d’une cote de popularité qui oscille selon les sources entre 75 et 80%, à en faire pâlir de jalousie les dirigeants occidentaux, le président indonésien sortant Joko Widodo est parvenu en dix ans à faire de son pays un géant économique non seulement régional mais également mondial. Il ne se représente pas à l’élection présidentielle du 14 février en raison de la limite constitutionnelle du mandat.

Le président indonésien Joko Widodo, portant des vêtements traditionnels de l'archipel de Tanimbar, dans la province des Moluques, prononce son discours sur l'état de la nation à l'approche de la fête de l'indépendance du pays au siège du Parlement à Jakarta, le 16 août 2023.
Le président indonésien Joko Widodo, portant des vêtements traditionnels de l'archipel de Tanimbar, dans la province des Moluques, prononce son discours sur l'état de la nation à l'approche de la fête de l'indépendance du pays au siège du Parlement à Jakarta, le 16 août 2023. AFP - WILLY KURNIAWAN
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De notre envoyé spécial à Jakarta,

Imaginons un instant Emmanuel Macron qui pour s’adresser aux Français revêtirait par exemple un kabig, le costume traditionnel breton. Cette seule image prêterait sans doute à sourire, si ce n’est aux sarcasmes. Quand le président indonésien Joko Widodo a prononcé son dernier discours sur l’état de la nation, en août dernier, il est arrivé vêtu de la tenue traditionnelle de l'archipel de Tanimbar, dans la province des Moluques, située à quelque 2 600 km de la capitale, Jakarta, sise sur l’île de Java. Jokowi, comme le surnomment aussi bien ses électeurs que ses opposants, a préféré arborer un habit ethnique (issu au passage d’une province majoritairement chrétienne) plutôt qu’un costume occidental, pour mieux mettre en valeur le riche héritage culturel indonésien.

Poursuivant en cela le message qu’il n’a eu de cesse de marteler depuis son arrivée au pouvoir en 2014 : les Indonésiens peuvent et doivent avoir confiance en eux-mêmes afin que la nation puisse progresser. Il a même donné un nom à ce mot d’ordre, la « révolution mentale », fer de lance d’un immense pays géographiquement parlant et qui ose voir grand à tous les niveaux de son développement.

Et au terme de ses deux mandats consécutifs de cinq ans, force est de constater que l’Indonésie a vu les choses en grand. Résultat, en 2024, le pays va devenir la cinquième plus grande économie au monde, à la place du Royaume-Uni, selon les projections de la Banque mondiale et du FMI. Il y a huit ans, l’Indonésie ne figurait même pas dans les trente premiers de ce classement. Raison essentielle de cette brutale accélération, la croissance de la classe moyenne encore quasi inexistante il y a une quinzaine d’années dans l’archipel indonésien, longtemps dominé par une classe pauvre concernant les trois-quarts de ses habitants, face à une classe de super riches très minoritaire mais détenant tous les rouages économiques du pays.

Le président indonésien Joko Widodo dans un train à grande vitesse lors d'un essai à Jakarta, en Indonésie, le mercredi 13 septembre 2023.
Le président indonésien Joko Widodo dans un train à grande vitesse lors d'un essai à Jakarta, en Indonésie, le mercredi 13 septembre 2023. AP - Akbar Nugroho Gumay

Dans vingt ans, l'Indonésie, l'une des plus fortes économies au monde ?

Dépourvue de véritables infrastructures de transport il y a encore dix ans, la capitale tentaculaire Jakarta peut désormais s’enorgueillir de tramways électriques et aussi d’un métro, pour l’instant doté d’une seule ligne qui traverse toute la ville. Mais c’est un progrès considérable dans un pays en plein essor où le meilleur moyen pour se déplacer à longtemps été le taxi-mobylette, appelé ici ojek. Cerise sur le gâteau indonésien, la nation est désormais la seule en Asie du Sud-Est à proposer une liaison TGV, reliant Jakarta à Bandung en 45 minutes, là où il fallait auparavant compter sur 3 ou 4 heures de voiture. Des progrès tangibles dont l’Indonésie est le seul pays dans la région à pouvoir se vanter.

La présidence Jokowi se caractérise donc par l'accent porté sur le développement des infrastructures, les programmes de protection sociale et en corollaire la croissance économique, demeurée stable à 5 % hormis en 2020, contraction « covidienne » oblige. Le projet de relocalisation de la capitale vers la province de Kalimantan (mieux connue par les Occidentaux sous le nom de Bornéo), à un millier de kilomètres au nord de l’île de Java, s’inscrit lui aussi dans cette perspective de développement à tout crin. Jakarta n’est donc pas seul à profiter du boom économique, en témoignent les nombreuses nouvelles autoroutes et lignes ferroviaires qui sillonnent le pays depuis Aceh au nord de l’île de Sumatra jusqu’à la Papouasie à l’est.

Joko Widodo en est persuadé, l’Indonésie sera à l’orée du centième anniversaire de son indépendance obtenue en 1945, une des plus grandes économies au monde. Il a même pris le risque de le consigner très clairement dans sa feuille de route sobrement baptisée « Golden Indonesia ». Une ambition pas du tout démesurée si l’on en croit l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui prévoit que le produit intérieur brut de l'Indonésie atteindra près de 9 000 milliards de dollars d'ici 2045. Aujourd’hui forte d’une population de 270 millions d’habitants, l’Indonésie attend avec impatience son bonus démographique qui devrait autour de 2040 amener le pays au-dessus de la barre des 300 millions d’habitants. Conséquence directe, 65% de la population sera en âge de travailler, annonce l’OCDE.

Main gauche sociale et main droite libérale

Sur le plan religieux, le président Jokowi a réussi le tour de force d’inverser la dynamique ascendante des partis islamistes, non pas en les rejetant mais en les incluant dans son cabinet. « Le troisième pilier de l'idéologie indonésienne, Pancasila, met l'accent sur l'unité dans la diversité » déclarait-il l’année dernière dans une interview télévisée. Ou comment réunir pour mieux régner, inversant la vieille habitude de diviser pour mieux asseoir son pouvoir.

Gouverneur de Jakarta avant d’avoir été élu président, Jokowi aime se présenter comme un homme n’appartenant pas à l’establishment. Issu du PDI-P (Parti démocrate indonésien de lutte), le parti de l’ancienne présidente Megawati Sukarnoputri, fille du premier président indonésien Sukarno, Jokowi a toujours mis les pauvres au centre de ses priorités. Deux ans après sa première élection, il a réalisé l’impensable en attribuant des terres aux plus nécessiteux et en distribuant quotidiennement des rations alimentaires dans les villages où sévit une pauvreté endémique. Il a aussi mis sur pied un régime national d’assurance-maladie quasi inexistant avant lui. Dotés de leur « Kartu Indonesia Sehat », équivalent de la carte Vitale française, les Indonésiens accèdent à des soins de santé dont les plus démunis ne pouvaient pas même rêver auparavant. En matière d’éducation également, le progrès est remarquable, avec la « Kartu Indonesia Pintar », littéralement la carte de l’Indonésie intelligente, l’idée d’une éducation universelle a fait son chemin.

Joko Widodo, le jour de son intronisation, le 20 octobre 2014.
Joko Widodo, le jour de son intronisation, le 20 octobre 2014. REUTERS/Darren Whiteside/Files

Mais dans cet élan social et humaniste, Jokowi n’a pas oublié son penchant nettement capitaliste. C’est son immense popularité qui lui a permis de faire accepter aux Indonésiens une réforme du droit du travail permettant aux entreprises de licencier sans difficulté en cas de déclin du chiffre d’affaires. Avec une main gauche sociale et une main droite libérale, il peut en quelque sorte redistribuer les richesses aux pauvres et favoriser les investissements internationaux dans son pays.

Accusé de laisser une Indonésie plus corrompue

En amont du premier tour de l’élection présidentielle du 14 février, 81% des Indonésiens se déclarent satisfaits de sa gouvernance, selon une étude de la branche indonésienne de l’institut Ipsos. Avec une telle popularité, difficile d’imaginer que ses détracteurs trouvent un écho suffisant pour se faire entendre. Il lui a été reproché d’avoir attribué le poste du chef de la police nationale à Budi Gunawan, un homme soupçonné d’actes délictueux par le KPK, la commission nationale pour l’éradication de la corruption. L’appartenance de Gunawan au même parti que Jokowi, le PDI-P, a fait plus que jaser dans l’archipel. Sous la pression conjointe de la police et du KPK, Jokowi est revenu sur sa décision un an plus tard, en nommant Gunawan à la tête du « Badan Intelijen Negar », l’agence nationale de renseignement, sorte d’équivalent de la DGSI française.

Sur le plan des droits humains, l’ONG Human Rights Watch n’adresse pas ses félicitations au président sortant dans son Rapport mondial 2024, lui reprochant de n’avoir produit « aucun effort réel pour lutter contre la discrimination et les abus contre les groupes marginalisés. » Toujours selon l’ONG basée à New York, le nouveau Code pénal adopté en décembre 2022 « viole les droits des minorités religieuses et des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) en portant atteinte aux droits à la liberté d’expression et d’association ». À propos du droit des femmes, il est reproché par les associations féministes au président sortant de ne pas en avoir assez fait. « Tout reste encore en surface. Alors que nous nous attendions à ce que tant de choses puissent être réellement faites » déplore Wita Krisanti, directrice exécutive à Jakarta de la Coalition des entreprises indonésiennes pour l'émancipation des femmes.

Il est aussi reproché à Jokowi lorsque l’Indonésie a présidé l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) de ne pas être parvenu à persuader la junte militaire du Myanmar de mettre en œuvre les dispositions du Consensus en cinq points convenu à Jakarta en avril 2021 après le coup d'État militaire de février 2021 au Myanmar. Cependant, c'est sous le mandat de Joko Widodo que l'Indonésie a reconnu les massacres de l'impitoyable répression exercée contre les membres du Parti communiste indonésien entre 1965 et 1966, ainsi que d’autres crimes commis depuis un demi-siècle.

Mais le coup le plus retentissant pouvant être porté à la gouvernance de Jokowi l’accuse de laisser derrière lui une Indonésie plus corrompue que lorsqu’il a été élu pour la première fois en 2014. D’après l’indice de perception de la corruption (IPC) publié chaque année par l’ONG Transparency International, le pays est passé du 96e rang des pays les plus « propres » au 110e sur 180 pays étudiés. En 2014, lors de sa prise de fonction, l’Indonésie se classait 107e sur 175 pays. Il est cependant à noter que l’administration Jokowi n’est pas jugée elle-même comme corrompue.

Joko Widodo a néanmoins réussi à propulser sur une impressionnante orbite de développement son pays qui est certainement l’un des plus complexes à gouverner au monde, s'étendant sur un peu plus de 5 000 kilomètres d’ouest en est, au travers d’un chapelet de près de 18 000 îles. « Le président sortant n’a pas seulement gouverné avec compétence, il a aussi établi de nouvelles normes de gouvernance qui devraient faire l’envie des autres grandes démocraties » relève Kishore Mahbubani, chercheur à l'Institut de recherche asiatique de l'Université nationale de Singapour. En dépit d’un ralentissement économique mondial, le président Jokowi a cherché à favoriser la croissance économique au travers de sa politique d'infrastructures, tout en ménageant l'inflation, et en stimulant très favorablement l'économie numérique, tout en implémentant une politique sociale jamais vue auparavant en Indonésie, aujourd'hui l'une des seules véritables démocraties d'Asie du Sud-Est.

 

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