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Éclairage

Haïti: aux origines d'une lente descente aux enfers

Depuis plusieurs semaines, Haïti s’enfonce dans le chaos. La capitale Port-au-Prince est presque entièrement tombée entre les mains des gangs. Sans Parlement, sans président (assassiné en juillet 2021) et avec un gouvernement intérimaire qui a présenté sa démission sous la pression notamment des États-Unis, le pays vit une situation anarchique. Les diplomates et ressortissants étrangers ont commencé à quitter Haïti, tout comme des dizaines de milliers de personnes, à la recherche d’une meilleure vie ailleurs. Comment en est-on arrivé là ? Quels événements ont-ils mené à la crise aiguë que le pays de 11,5 millions d’habitants traverse actuellement ? Éléments de réponse.

Célébration, le 1er janvier 2007, de la fête de l'indépendance haïtienne à Port-au-Prince.
Célébration, le 1er janvier 2007, de la fête de l'indépendance haïtienne à Port-au-Prince. © Thony BELIZAIRE / AFP
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Un pays touché par une crise « multidimensionnelle »

Tous les Haïtiens apprennent cette date à l’école : le 1er janvier 1804, Haïti, la plus riche colonie française, décide de se libérer des chaînes de son maître et déclare l’indépendance. C’est la naissance de la première république noire du monde. Cette victoire, Haïti la paie très chère. Pendant plus d’un siècle, le pays doit indemniser la France pour avoir choisi son propre chemin. La dette haïtienne, qui s’élève à l’équivalent de centaines de milliers d’euros, a freiné la jeune nation dans son développement, selon les experts (RFI a consacré plusieurs émissions à ce sujet, dont un débat avec le géographe Jean-Marie Théodat). Aujourd’hui, l’État le plus pauvre d’Amérique latine et des Caraïbes, terrorisé par les gangs, s’enfonce dans une crise sans précédent. Une crise multidimensionnelle : politique, économique, sociale et humanitaire. Environ 60% de la population souffre de malnutrition. La faiblesse des institutions étatiques n’épargne pas la justice. Les prisons sont remplies de détenus qui, dans leur grande majorité (près de 80%), n’ont jamais vu de juge. Ceux qui le peuvent et qui ont les moyens tentent de quitter ce pays où le système de santé est aussi précaire que celui de l’éducation. Sans parler des catastrophes naturelles, des tremblements de terre et des ouragans qui ravagent Haïti avec une inquiétante régularité. À ce tableau déjà très sombre s’ajoute une violence quotidienne provoquée par les gangs qui se sont engouffrés dans le vide créé par l’État.

Un vide institutionnel

S’interroger sur les causes du chaos et du déchaînement de violences qu’Haïti connaît, oblige à se pencher sur la question du vide institutionnel. Comme l’écrit l’économiste Thomas Lalime dans Le Nouvelliste, c’est l’absence totale de structures politiques solides qui a conduit le pays au bord du précipice. Si le pays connaît depuis près de quarante ans une instabilité politique chronique, jamais dans l’histoire récente ne s’est produit un tel vide institutionnel auquel s’ajoute une absence totale de contre-pouvoir.

De la dictature des Duvalier à l’assassinat de Jovenel Moïse

De 1957 à 1986, les Haïtiens vivent sous la dictature des Duvalier. François Duvalier, dit « Papa Doc », arrive au pouvoir en 1957 lors d’élections truquées. En 1971, après sa mort, il est remplacé par son fils Jean-Claude Duvalier, alias « Baby Doc ». Il est chassé du pouvoir en 1986 par une révolte populaire. L’armée prend le pouvoir. En 1991, c’est au tour du président Jean-Bertrand Aristide, élu démocratiquement un an plus tôt, d’être renversé, cette fois-ci par un coup d’État. Il revient au pouvoir en 1994 avec l’aide des États-Unis, qui déploient une force militaire multinationale dans le pays.

Après la présidence de René Préval de 1996 à 2000, Jean-Bertrand Aristide revient au pouvoir. En 2004, il est à nouveau contraint de le quitter, sous la pression cette fois-ci des États-Unis, de la France, du Canada et d’une partie de l’armée et d’un mouvement de contestation. Face à une situation anarchique, l’ONU prend le contrôle du pays jusqu’en 2006, lorsque René Préval est élu de nouveau président. Il reste jusqu’à aujourd’hui le seul chef d’État qui a pu achever ses deux mandats autorisés par la Constitution.

Pas d’élection présidentielle depuis 2016

En 2011, le chanteur Michel Martelly est élu président. Il finit son mandat en 2016 sans successeur, car le second tour de la présidentielle de 2015 a dû être annulé à cause des manifestations violentes de l’opposition qui dénonçait des fraudes lors du premier tour. Sous Martelly, le pouvoir législatif commence aussi à s’effriter. L’élection du Parlement et le renouvellement d’un tiers des sénateurs prévu pour 2014 est reporté.  Martelly finit sa présidence en gouvernant par décret.

À défaut d’un successeur élu, un président par intérim est désigné, il s’agit d’un ancien ministre de Jean-Bertrand Aristide : Jocelerme Privert. Il cède la place à Jovenel Moïse qui remporte le scrutin de 2016, le dernier organisé en Haïti à ce jour. Il faut toutefois noter que la participation au scrutin a été très faible. Seulement un peu plus de 20% des électeurs se sont déplacés aux urnes. Une faible légitimité qui se transformera en une impopularité grandissante. Jovenel Moïse sera confronté, tout au long de son mandat, à d’importantes manifestations sociales, comme en 2019 par exemple, à cause des pénuries d’essence.

Sous la présidence de Jovenel Moïse, entrepreneur agricole, surnommé « l’homme banane », la situation du pays se détériore à tous les niveaux. D’abord sur le plan politique : aucune élection n’aura lieu jusqu’à l’assassinat du président en juillet 2021. En 2020, le Parlement cesse de fonctionner, faute de scrutin. Et en janvier 2023, le mandat des dix derniers sénateurs encore en poste expire. Après la mort violente de Jovenel Moïse, un gouvernement intérimaire se met en place. Il est dirigé par le Premier ministre Ariel Henry. Selon un accord politique de décembre 2022, il s’engage à démissionner le 7 février 2024 afin d’organiser de nouvelles élections. Mais Ariel Henry décide de s’accrocher au pouvoir. Jusqu’à ce des gangs, qui prétendent agir en « révolutionnaires » pour le compte du peuple haïtien, profitent d’un voyage à l’étranger du Premier ministre pour attaquer les infrastructures stratégiques ; ils le contraignent finalement, sous pression notamment des États-Unis, à présenter sa démission et à accepter une transition politique.

À la recherche des origines de la crise

Peut-on dire avec exactitude à quel moment le pays a basculé vers ce chaos qu’il connaît aujourd’hui ? Les spécialistes sont partagés. Pour Laurent Giacobbi de l’université des Antilles, « il n’y avait pas de signaux classiques. Ni la pénurie alimentaire, ni le manque de carburant, ni les catastrophes naturelles, ni l’assassinat politique de Jovenel Moïse n’ont constitué, à eux seuls, un basculement ». Le chercheur relève une résilience exceptionnelle de la population face à ces événements dramatiques.

« Après le tremblement de terre de 2010, il y avait un vrai espoir, les Haïtiens de la diaspora ont investi dans leur pays, ils voulaient y croire », se souvient le photographe Corentin Fohlen qui a réalisé de nombreux reportages en Haïti ces dernières années. Cet espoir s’est évanoui sous la présidence de Jovenel Moïse. « Avec Moïse, la situation s’est effectivement dégradée », constate Laurent Giacobbi. Le président fait face à des mouvements de protestation multiples tels que le « pays lock » en 2019, réprime violemment ses opposants et provoque la terreur avec l’aide des gangs. Et il perd tout crédit au sein de la population après une affaire de corruption de grande envergure.

L’affaire PetroCaribe

En 2019, un rapport de la Cour des comptes produit l’effet d’une bombe : il révèle que, depuis 2008, les différents gouvernements ont très mal géré les centaines de millions de dollars d’aide offerts par le Venezuela. En 2005, le président Hugo Chavez a mis en place un programme, PetroCaribe, qui offre des aides financières aux pays de la région contre l’importation de pétrole vénézuélien au prix préférentiel. Les projets lancés grâce à ce programme n’ont pas respecté les principes de base de gestion de fonds publics, selon cet audit de la Cour des comptes. Les juges épinglent, entre autres, le président Jovenel Moïse pour avoir mis en place un « stratagème de détournement de fonds » avant même d’être élu. Pour le spécialiste d’Haïti, Frédéric Thomas, cette affaire de corruption contribue à renforcer le mécontentement de la population à l’égard du président Jovenel Moïse. « Si la dégradation de la situation socio-économique, déjà très précaire, est le terreau des mobilisations sociales qui secouent Haïti, écrit-il, le scandale PetroCaribe en est le catalyseur. Ce qui a choqué particulièrement la population, c’est l’arrogance de cette élite qui a détourné des centaines de millions de dollars. Sûre de son impunité, cette clique au pouvoir n’a eu de cesse de s’enrichir, multipliant les plans, stratégies et promesses. » Si on parle d’une crise multidimensionnelle qui frappe le pays, la corruption endémique en fait partie. L’organisation Transparency International a placé le pays à la 172e place sur 180 pour l’indice de perception de la corruption.

Un pays sous l’emprise des gangs

La faiblesse, voire l’absence d’institutions étatiques ne peuvent que profiter aux gangs. Si leur influence a beaucoup augmenté ces dernières années, leur existence n’est pas nouvelle. Depuis les années 1950, des groupes armés sévissent dans le pays, soutenus voire pilotés par les gouvernements successifs. La milice des « tontons macoutes » semait déjà la terreur pour le compte des dictateurs Duvalier père et fils. Ils ont été remplacés par les « chimères », des partisans armés du président Jean-Bertrand Aristide. Une sombre tradition donc, qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Selon un rapport de l’ONU de septembre 2023, « l'influence des politiciens et des acteurs financiers sur les activités des gangs est de nature systémique ». Selon ce rapport, « Michel Martelly, qui a été président de 2011 à 2016, s’est servi des gangs pour étendre son influence dans les quartiers afin de faire avancer son agenda politique, contribuant ainsi à un héritage d’insécurité dont les effets se font encore sentir ».

Des massacres commis avec la complicité du gouvernement

Sous la présidence de Jovenel Moïse, le gouvernement haïtien prend un virage autoritaire. Comme le note l’Observatoire Haïtien des crimes contre l’humanité, « la réponse du gouvernement aux manifestations et à l’opposition croissante consiste à recourir à des tactiques de plus en plus agressives ». L’ONG constate une augmentation de la répression contre l’opposition et des violences perpétrées contre la société civile. Certains groupes armés jouissent alors de la protection du gouvernement qui, en contrepartie, les instrumentalise pour servir ses intérêts. Les gangs terrorisent les quartiers défavorisés de Port-au-Prince, des quartiers majoritairement hostiles au président. En 2018, le gouvernement s’allie aux groupes armés pour réprimer un vaste soulèvement contre la corruption et la hausse des prix, notamment celui du carburant. Face à la rue qui ne cesse de réclamer la démission du président Jovenel Moïse, ce dernier laisse ses proches négocier le lancement d’une opération conjointe entre la police et les gangs, une opération qui se soldera par la mort de 71 personnes dans un bidonville de Port au Prince et entrera dans l’histoire comme le massacre de la Saline, du nom de ce quartier. Des experts de l’ONU soulignent dans un rapport « l’implication alléguée de certains agents de l’État ».

D’autres attaques organisées par les gangs avec la complicité du gouvernement suivront, en septembre 2019 à Bel-Air et en 2020 à Cité Soleil. Plus de 150 civils sont tués, de nombreuses femmes violées. Une figure clé émerge alors comme le principal « organisateur » de ces violences contre la population civile, un certain Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », aujourd’hui à la tête d’une coalition de gangs (son portrait est à lire ici). Ces trois massacres « cautionnés par l’État », selon l’Observatoire Haïtien des crimes contre l’humanité, sont bien documentés. Depuis des années, les organisations de défense des droits humains alertent d’ailleurs sur les liens entre les groupes armés et le gouvernement.

Une violence politique qui s’installe en toute impunité

Un facteur décisif dans cette spirale de violence : l’impunité dans laquelle se produisent ces actes criminels incités par les autorités. « Des agresseurs connus demeurent en liberté, comme Jimmy Chérizier, qui a joué un rôle de premier plan dans les attaques répétées. En outre, le gouvernement ne reconnaît pas la responsabilité pénale de fonctionnaires et de policiers au sein même de ses rangs », écrit l’Observatoire haïtien des crimes contre l’humanité. Une impunité qui remonte jusqu’au sommet de l’État. L’ONG constate qu’aucune enquête officielle sur le rôle du président haïtien dans les attaques n’a été réalisé alors qu’il existe des indices selon lesquels Jovenel Moïse les aurait lui-même approuvées. Cette pratique de l’impunité qui vaut également pour les affaires de corruption comme le scandale PetroCaribe est fondamentale pour comprendre pourquoi les Haïtiens ne font pas confiance à l’État. Les criminels et leurs commanditaires ne sont pas inquiétés, ce qui augmente encore plus leur sentiment d’insécurité et de vulnérabilité extrême.

Quand les gangs se retournent contre leurs bienfaiteurs

Comme une araignée, les gangs continuent à tisser leur toile sur la capitale. Impossible d’échapper à leurs fils. La police nationale d’Haïti (PNH) est trop faible en hommes et en armes pour contenir leur expansion dans les quartiers de Port-au-Prince. Avec des armes venues principalement des États-Unis, selon le Réseau national de défense des droits humains, les groupes criminels terrorisent toujours plus d’Haïtiens, se livrent à des batailles avec des bandes rivales sans se préoccuper des victimes collatérales de cette guerre. L’argent vient notamment du trafic de drogue, du racket, des enlèvements ou encore des frais de passage extorqués dans les territoires contrôlés. Et tout cela, encore une fois, en toute impunité.

Le politologue Robert Fatton, professeur à l’université de Virginie, confirme que tous les ingrédients de la crise que traverse le pays actuellement étaient déjà perceptibles avant la mort violente du président Moïse. L’assassinat a « précipité les événements ». Sous le gouvernement intérimaire d’Ariel Henry, désigné par Jovenel Moïse juste avant sa mort, « les groupes criminels ont acquis une énorme autonomie, ils sont devenus capables d’arbitrer la politique haïtienne ». Tel Frankenstein, les groupes armés se sont libérés de leurs maîtres. Et ils le font brutalement savoir. Comme en septembre 2022, lorsque le chef de gang Jimmy Chérizier bloque, avec ses hommes, le terminal pétrolier de Varreux qui fournit la majeure partie des produits pétroliers consommés dans le pays. Le blocage dure presque deux mois et le message est très clair : ils peuvent bloquer le pays quand ils le souhaitent.

Les groupes armés commencent à se sentir tout-puissants. Quelques semaines avant l’assassinat de Jovenel Moïse, le chef du « G9 et famille », Jimmy Chérizier, demande au président de démissionner et à la population de se soulever contre le gouvernement. Il fera d’ailleurs la même demande quelques années plus tard contre le Premier ministre Ariel Henry. Mais cette fois-ci, avec succès.

Une population abandonnée

Tolérés, soutenus par l’État avant de le faire imploser, les gangs savent qu’ils n’ont pratiquement rien à craindre. Pour la population, cela veut dire que plus personne ne les protège de l’extrême brutalité des groupes armés. Conséquence : selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en décembre 2023, « plus de 310 000 personnes étaient déplacées à l’intérieur du pays. Plus de la moitié des personnes actuellement déplacées dans le pays l’ont été en 2023, illustrant l’aggravation constante de la situation sécuritaire et humanitaire, en particulier dans la capitale Port-au-Prince. Le grand nombre d’enfants déplacés est particulièrement inquiétant ». Face à ce drame, le gouvernement d’Ariel Henry, soutenu bec et ongles par les puissances occidentales, reste immuable. Tel l’auteur d’une tragédie grecque qui regarde une représentation de sa propre pièce au théâtre. Le bilan d’Ariel Henry est « tout à fait nul », constate sèchement l’ancien ambassadeur canadien en Haïti, Henri-Paul Normandin.

L’insécurité croissante dans le pays devient le principal argument du gouvernement intérimaire pour repousser les échéances électorales. Mais les Haïtiens n’en peuvent plus de l’inaction et des promesses non tenues de leur gouvernement qui a perdu à leurs yeux toute légitimité. Nombreux sont celles et ceux qui décident de quitter le pays. Rien qu’en 2023, 112 000 personnes sont parties aux États-Unis, dans le cadre d’un programme humanitaire lancé par le président Joe Biden. Haïti devient un pays abandonné par la communauté internationale qui peine à se mettre d’accord sur l’envoi d’une force multinationale, abandonné aussi par son gouvernement et finalement par une partie de sa population, ses forces vives. Beaucoup de personnes qualifiées, de médecins, d’avocats, de juges ont décidé de partir, ce qui renforce encore plus la précarité d’institutions aussi vitales comme la santé ou la justice.

Les nouveaux maîtres du pays  

Le 18 septembre 2023 intervient une annonce qui s’avère, avec le recul, décisive pour la suite des événements. Le chef du gang « G9 et famille », l’ancien policier Jimmy Chérizier, alias Barbecue, déclare avoir uni les groupes armés de la capitale, traditionnellement divisés, sous une nouvelle bannière appelée « Vivre ensemble ». Dans son message, Jimmy Chérizier s’adresse directement au Premier ministre et menace de le chasser par les armes. Ce qui allait finalement arriver. Les groupes armés, après s’être débarrassés de ceux qui les ont soutenus pendant des années, s’affichent désormais comme les nouveaux maîtres du pays. Leur alliance leur a permis de se hisser en acteur politique et de peser sur le cours des événements. « Les gangs sont devenus la force décisive en Haïti », souligne le politologue Robert Fatton. Quel que soit le nouveau gouvernement, il doit composer avec eux. Mais comment ? Et que pourra-t-on négocier avec les groupes criminels ? « C’est le nœud gordien de ce conflit, explique Robert Fatton. Et il faudra résoudre ce dilemme avant de pouvoir organiser des élections et ramener la paix dans le pays. »

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