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Histoire

Débarquement de Normandie: «Jusqu'au bout, Eisenhower a eu des sueurs froides»

Entretien avec l'historien Olivier Wieviorka, auteur de Histoire du Débarquement en Normandie - Des origines à la libération de Paris (1941-1944).

Le 6 juin 1944, quelque 130 000 soldats débarquent sur les côtes normandes.
Le 6 juin 1944, quelque 130 000 soldats débarquent sur les côtes normandes. STF / AFP
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Le 6 juin 1944, le jour se lève à peine lorsqu'une gigantesque armada surgit de la brume face aux côtes normandes. A bord d'un millier de navires, quelque 130 000 soldats américains, britanniques et canadiens, pour l'essentiel, s'apprêtent à débarquer dans les secteurs d'Omaha, Utah, Juno, Sword et Gold. Dans la nuit, plus de 23 000 hommes ont été parachutés dans les environs pour sécuriser l'avancée des troupes. Ainsi commence Overlord, l'une des plus grandes opérations militaires du XXe siècle.

L'ouverture de ce second front, combiné à la poussée de l'armée soviétique à l'Est, va conduire onze mois plus tard à la capitulation de l'Allemagne nazie. Mais la réalité de cette bataille est bien plus complexe que l'épopée souvent narrée. Elle est faite de craintes et de controverses, de rivalités et de héros fragiles. C'est cet aspect méconnu que raconte Olivier Wieviorka, spécialiste de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, dans son ouvrage Histoire du Débarquement en Normandie - Des origines à la libération de Paris (1941-1944).

RFI : Entre 1942 et 1943, l'idée d'un débarquement en Normandie est l'objet, écrivez-vous, de « violents débats stratégiques » entre Américains, Soviétiques et Britanniques en raison d'approches géopolitiques divergentes. Quelles sont-elles ?

Olivier Wieviorka : Pour Churchill, le contrôle de la Méditerranée est fondamental. La Méditerranée est ce qui commande la communication avec l'Empire via le canal de Suez. L'Empire a également de gros intérêts en Egypte et en Grèce. A cela s'ajoute le fait qu'une stratégie méditerranéenne, selon Churchill, sera moins coûteuse en hommes qu'une stratégie en Europe du Nord-Ouest. Il essaie de mener avec une armée britannique assez réduite, d'environ 4,5 millions d'hommes, une stratégie d'attrition : saigner l'Allemagne où elle est la plus faible pour porter l'estocade une fois qu'elle sera épuisée.

En revanche, Roosevelt et les Américains sont d'un avis totalement différent. Pour eux – et c'est un héritage stratégique de la guerre de Sécession et de la Première Guerre mondiale –, il faut frapper les Allemands là où ils sont le plus forts. C'est de cette façon qu'on emportera la décision et c'est pour cette raison qu'ils réclament l'ouverture d'un second front en Normandie.

Si le Débarquement a été aussi tardif, c'est également en raison de l'impréparation des États-Unis. Durant les premières années de la guerre, l'armée américaine reste une « force mineure et sous-équipée », écrivez-vous. Pour quelles raisons l'effort militaire n'a-t-il pas été fourni plus tôt ?

Les Américains ont effectivement une armée ridicule en 1939, tant en nombre d'hommes qu'en matériel. Tout simplement parce que dans une large mesure, les Américains sous-estiment le danger de guerre en Asie et en Europe. Et parce que Roosevelt, qui lui est plus lucide, est en proie à une contestation des isolationnistes, c'est-à-dire tous ceux qui refusent que les États-Unis soient entraînés dans une nouvelle guerre. Cela l'empêche de préparer la guerre, tant en imposant la conscription – qui ne sera imposée qu'en 1940, et avec de sérieuses limites – qu'en termes de matériel. Roosevelt doit donc aller en quelque sorte contre son opinion publique, contre une partie de l'establishment.

Justement, comment les opinions publiques britannique et américaine perçoivent-elles ce projet de débarquement ?

Elles ne sont évidemment pas informées des secrets du Jour J. En revanche, on sait comment elles perçoivent la guerre en général et les opérations en Europe en particulier. Aux États-Unis, la guerre est plutôt impopulaire. L'opinion publique est plutôt isolationniste en 1939-40, d'autant que la Première Guerre mondiale a laissé de mauvais souvenirs. Et si cette réserve tombe le 7 décembre 1941 avec l'attaque de Pearl Harbour, l'opinion publique est alors davantage favorable à une intervention contre le Japon que contre l'Allemagne.

La logique défendue par Roosevelt, qui consiste à vouloir d'abord frapper l'Allemagne, est impopulaire. Les Allemands constituent la minorité ethnique la plus importante aux États-Unis. C'est une minorité intégrée. A l'inverse, la minorité japonaise va subir un ostracisme, une xénophobie qui conduira le président Roosevelt à ordonner l'internement des Japonais. L'opinion publique serait ainsi éventuellement favorable à une paix blanche contre l'Allemagne, ce qu'elle n'est pas prête à accepter pour le Japon.

Les Britanniques, eux, sont très hostiles à l'Allemagne nazie. Mais l'opinion publique et l'armée sont fatiguées. La guerre, qui dure depuis 1939, a été éprouvante pour le Royaume-Uni. L'opinion publique pense parfois davantage à l'après-guerre qu'à la guerre. L'armée britannique qui débarque en Normandie manque ainsi un peu d'allant. Elle se bat avec courage mais elle est extrêmement prudente, l'objectif étant de revenir sain et sauf au pays.

Autre problème : la fragilité – intellectuelle, physique et psychologique – de l'infanterie, qui doit pourtant jouer un rôle essentiel dans ce débarquement…

La fragilité de l'infanterie concerne à la fois les Britanniques et les Américains. On choisit très rarement d'aller dans l'infanterie qui est une arme très exposée – on y meurt beaucoup – et peu prestigieuse. Un jeune homme viril et décidé va aller dans des troupes d'élite, comme les commandos ou les paras. Quelqu'un qui souhaite en revanche être moins exposé restera dans les bureaux. L'infanterie va donc attirer les recrues qui sont à la fois intellectuellement et physiquement les moins bien dotées. Ce qui va poser un problème, dans la mesure où les Alliés vont être obligés de mener une « guerre de jungle », c'est-à-dire qui repose tout entière sur l'infanterie pendant la campagne de Normandie, notamment entre le 6 juin et le 31 juillet 1944.

À partir du moment où ces fantassins sont les moins bien dotés et que le gros de l'effort repose sur eux, ils vont être victimes d'une grande fragilité, notamment psychiatrique. Il va y avoir en juin et en juillet une véritable épidémie de perte psychiatrique, des gens totalement hors d'état de combattre, ce qui n'avait pas du tout été anticipé par l'état-major. Cela est dû notamment à la dureté du combat et au mauvais temps – il pleut quasiment sans discontinuer.

L'opération Overlord est approuvée seulement lors de la conférence de Téhéran, du 28 novembre au 1er décembre 1943. Sera-t-elle remise en question durant ces cinq mois qui précèdent le 6 juin ?

À partir de Téhéran, les engagements sont trop forts par rapport à l'Union soviétique. Et à partir du moment où Eisenhower est nommé pour commander l'opération, la machine de guerre est lancée et on ne peut plus la stopper. Il n'en reste pas moins que Churchill sera plutôt un frein qu'un adjuvant. Il ne cessera d'enquiquiner Eisenhower, qui réclame par exemple qu'une opération soit menée sur les côtes de Provence – ce sera l'opération Dragoon du 15 août 1944. Churchill va sans cesse rappeler à Eisenhower que c'est une mauvaise idée et qu'il faut absolument l'ajourner.

Dès lors que l'opération est validée, il ne reste plus que cinq mois pour entraîner les hommes et rassembler un matériel adapté…

On a souvent l'impression que les Etats-Unis – « l'arsenal des démocraties », pour reprendre la formule de Roosevelt – sont une puissante machine de guerre, une sorte de corne d'abondance dans laquelle les Alliés n'auraient qu'à puiser. En réalité, la préparation logistique du Débarquement a été très compliquée. D'abord en raison du manque de navires pour transporter les troupes. Cela oblige Eisenhower à repousser l'opération, initialement prévue début mai, afin de bénéficier d'un mois de production supplémentaire. Jusqu'au bout, Eisenhower aura eu des sueurs froides. L'autre élément, c'est que les Alliés ignorent le type de guerre qu'ils auront à mener. Ils tablent d'abord sur une guerre plutôt rapide, avec plus d'essence et moins de munitions que ce qui s'avérera nécessaire, au point de conduire à un rationnement des munitions. Les choses s'inversent à partir du 25 juillet, lorsque les Américains percent vers Avranches. Dès lors, c'est l'essence qui va manquer.

D'un point de vue technique, il existe quelques inquiétudes concernant le manque d'expérience des troupes engagées le Jour J. D'un point de vue idéologique, tous les rapports produits par les Américains et les Britanniques montrent des soldats faiblement endoctrinés. Ce qu'ils veulent, c'est faire leur devoir, rentrer sains et saufs et protéger leurs compagnons d'armes. Mais ils adhèrent peu à l'idée de « grande croisade contre le nazisme » que tente de vendre la propagande.

Quel est l'état des relations au sein de l'état-major allié ?

Elles sont plutôt bonnes, grâce à Eisenhower qui sait mettre de l'huile dans les rouages et faire montre de diplomatie. Et il a beaucoup de mérite, car ses subordonnés sont largement sources de tracas, le pire étant le général britannique Montgomery qui commande les troupes au sol. Ces relations se détériorent davantage lorsque Montgomery ne parvient pas à prendre la ville de Caen. Cet échec conduit Eisenhower à donner plus de pouvoir au général Bradley, au grand dam de son homologue britannique. Ces relations sont d'autant plus compliquées que les journaux de chaque pays s'en mêlent.

Au regard de toutes les difficultés auxquelles l'opération Overlord a été confrontée, on peut finalement considérer que sa réussite relève presque du miracle...

La réussite du Débarquement et de la bataille de Normandie pourrait relever du miracle si elle n'avait pas été aussi minutieusement préparée. La guerre à l'Américaine est une guerre où tout est prêt. C'est ce qui explique que malgré un certain nombre de revers, la très forte résistance allemande dans le secteur de Caen, les impondérables, le mauvais temps, les Alliés triomphent. Ce triomphe n'est pas dû à la chance, mais à la très grande préparation et aux talents d'un certain nombre de généraux, et notamment le général Bradley.

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