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Reportage international

En Russie, les migrants sous pression pour combattre en Ukraine

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Le service de renseignement norvégien a ce lundi rendu public cette analyse dans son rapport annuel : la Russie serait en passe de « prendre militairement le dessus en Ukraine grâce notamment à un réservoir d’hommes plus grand ». Pour garnir les rangs de son armée, Moscou continue de recruter chaque mois des dizaines de milliers d’hommes, toujours présentés comme des volontaires. Reste que pour remplir les quotas fixés, la police n’hésite pas à recourir à tous les moyens et notamment à intimider une population vulnérable : les quelque 6 millions de migrants d’Asie centrale présents sur son sol.

Ici, une publicité à Bishkek, au Kighizistan, promouvant les trajets vers la Russie.
Ici, une publicité à Bishkek, au Kighizistan, promouvant les trajets vers la Russie. © RFI/Anissa El Jabri
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De notre envoyée spéciale à Bishkek,

Marché d’Osh à Bishkek, un des plus grands d’Asie centrale. Sur les étals, des vêtements, du miel, de la viande de cheval. On pourrait flâner des heures au son de l’accordéon, joué entre les immenses travées débordantes de marchandises. Régulièrement pourtant, une voix monocorde diffusée au haut-parleur recouvre la musique. C’est une petite annonce en kirghiz : plombiers, électriciens, carreleurs... la Russie, répète régulièrement la voix, offre des salaires attractifs à Moscou et dans sa région, il suffit d’appeler un numéro de téléphone.

Avec une économie dopée aux dépenses militaires et en surchauffe, le pays manque de bras et semble prêt à beaucoup pour les attirer. C’est nouveau, et pourtant ça coince, même dans un pays comme le Kirghizstan où le chômage frappe. À quelques pas du marché, dans une des nombreuses agences spécialisées dans le transport des travailleurs vers la Russie pour une somme modique (l’équivalent de 80 euros pour trois jours de voyage en bus, soit presque trois fois moins cher que l’avion), deux hommes tuent le temps dans un local vide. Depuis un an et demi environ disent-ils, ils ont 50 % de clients en moins. « C’est à cause de ce conflit avec l’Ukraine » explique l’un d’eux.  « Beaucoup de migrants ont peur et sont rentrés à la maison. Ils reviendront en Russie quand cette guerre sera terminée ».

De quoi ont-ils peur exactement? Il vaut mieux ne pas trop insister, que ce soit avec ces deux hommes ou avec d’autres : dans ce pays au pouvoir de plus en plus proche de Moscou, une très grande prudence est de mise en public sur les relations avec la Russie, et les bouches sont souvent closes. Les réseaux sociaux, eux, parlent encore. Y circulent des vidéos abondamment relayées de boucles Telegram en chaînes Youtube. Comme celle-ci qui a fini par atterrir sur « Kabar news », un média très regardé en Asie centrale. Filmée au téléphone dans ce qu’on devine être de loin et dans l’urgence, il s’agit de l’arrestation d’un migrant dans la rue dans une rue de Moscou.

Extrait :

Policier : « pourquoi tu es venu ici (NDLR en russie)? pour voler ?

Migrant : pour travailler

Policier : pour travailler ? alors sois gentil et va servir dans l'armée.. Pourquoi tu souris en coin ? Y’a quelque chose que t’aimes pas ici ?

Le policier hausse ensuite le ton : Alors ?  Pourquoi tu es venu ? pour voler ? non ? donc je répète: tu es venu en Russie, alors maintenant tu vas au bureau d'enregistrement et d'enrôlement militaire et tu vas défendre la patrie. Compris? Allez tu montes vite dans cette voiture.

Cette vidéo, c’est Islam qui l’a montrée à RFI. Elle date d’il y a un an et demi, mais il l’a toujours sur son téléphone. Bonnet sur la tête, regard malin et ton posé, à 23 ans il est revenu il y a tout juste quelques mois dans son village pas très loin de la capitale kirghize. Il venait pourtant au bout de deux ans et demi de travail acharné de réussir son parcours professionnel dans la capitale russe. Un début en livrant à pied de 7h à 22h, avant de pouvoir s’offrir un vélo, puis une voiture, et enfin en organisant lui-même les livraisons pour deux restaurants.

Un migrant qui déneige dans les rues de Moscou.
Un migrant qui déneige dans les rues de Moscou. © Anissa El Jabri/RFI

Recrutements forcés

Concentré sur son travail, Islam a longtemps cru pouvoir ignorer la guerre en Ukraine, avant qu’elle ne le rattrape. Dès les premiers jours de la mobilisation partielle, le jeune homme débrouillard entend ces femmes dans les escaliers des immeubles qu’il livre pleurer au téléphone le départ d’un mari, d’un père ou d’un frère. Surtout, il voit dans le restaurant dont il assure les livraisons le personnel recevoir les convocations. « Les Kalmoukes, les Bouriates. toutes les minorités ethniques. Pas le patron qui lui était slave » note Islam.

Il entend aussi dès cette période les premières histoires de rafles de migrants par la police qu’on se mumure sur les chantiers et dans les dortoirs. « A la mosquée, à la prière du vendredi, ils peuvent t’attraper, te tordre le bras et t’emmener au commissariat. Ils vont partout où les migrants se rassemblent, les stations de métro, les chantiers, les appartements indiqués par les voisins. A tout le monde, ils demandent de signer pour l’armée, mais à ceux qui n’ont pas de papiers légaux, ou encore ceux qui vivent d’argent facile comme le commerce de la drogue, ils mettent tout particulièrement la pression. Ils leur donnent ce choix : « soit tu vas rejoindre l’armée, soit tu vas pourrir en prison ».

En Russie la colère des femmes ou mères de mobilisés qui veulent leur retour du front, après avoir été pendant de longs mois sous le boisseau, peut désormais s’exprimer, même très encadrée, même si des journalistes venus assister à leurs gestes de protestations ont été arrêtés quelques heures et d’autres menacés de perquisition à leur domicile. Mais la détresse des familles de migrants enrôlés ou sur le point de l’être rencontre un écho bien plus faible, presque inaudible.

Photo rendant hommage à l'armée russe sur une station de métro du centre de Moscou.
Photo rendant hommage à l'armée russe sur une station de métro du centre de Moscou. © Anissa El Jabri/RFI

Encore plus en Asie centrale, dans les familles de ceux qui jusqu’ici vidaient les poubelles, déneigeaient les rues et les toits ou trimaient sur les chantiers ou dans les cuisines des restaurants en Russie. Combien sont-ils à être allés se battre en Ukraine sous uniforme russe ? À partir de sources ouvertes, plusieurs médias ont fait ce calcul : on compterait ainsi une trentaine de Kirghizes, dont 17 qui auraient été enrôlés chez Wagner. Il est fort probable qu’on parle là de la partie émergée de l’iceberg : tous les corps ne sont pas revenus, tous les proches n’ont pas de nouvelles, tous surtout n’ont pas les moyens de faire des recherches. Au Kirghizstan, ces hommes recrutés viennent souvent du Sud du pays, de provinces où on vit dans une grande pauvreté. Contactées par RFI, les familles de soldats décédés détaillent par ailleurs un même scénario qui suggère que les migrants seraient le plus souvent envoyés immédiatement en première ligne : un enrôlement, un entraînement rapide, et un décès express.

« Dites à vos fils de ne surtout pas y aller » 

C’est ce qui est arrivé à Jadalshbek, l’oncle adoré de Nurlan, qui lui vivait en Russie depuis de longues années. Jadalshbek avait fait son service comme tankiste dans les dernières années de l’Union soviétique. Pendant des années, l’oncle devenu binational et vivant dans la région de Vladimir et le neveu, Kirghiz mais travaillant régulièrement en Russie, s’étaient perdus de vue. Quand Nurlan le retrouve enfin, il est fou de joie. Il dit aujourd’hui « ne pas avoir prêté attention à toutes ses paroles », dont celles-ci qu’on entend martelées toute la journée en Russie à la télévision : « il faut aller défendre la patrie ». L’oncle, malgré les supplications de toute la famille, finit par signer pour l’armée en octobre 2022. Son dernier appel, raconte Nurlan, est pour dire qu’il est furieux d’avoir été incorporé dans l’infanterie au lieu de conduire un char. Trois semaines plus tard, il est déclaré mort. « L’argent de l’armée n’est jamais arrivé pour son enterrement », dit Nurlan, « ce sont les habitants de son village en Russie qui se sont cotisés pour lui rendre un dernier hommage ». Muré dans sa peine, Nurlan, s’exprime d’un ton égal et ne manifeste pas de colère, refuse de donner son avis sur la décision de Vladimir Poutine de lancer son offensive en Ukraine, mais lâche quand même « J’ai toujours pensé que la Russie était une grande puissance et une nation juste. Aujourd’hui, je ne sais plus ».

D’un village perdu en province, une mère, elle, sanglote au téléphone. Son fils « qui aimait la guerre et voulait un passeport russe » dit-elle, a signé pour Wagner en mars 2023. Entraînement à Krasnodar, envoi sur le front de Bakhmut, mort en deux semaines. Le choix de son fils de signer pour la compagnie de mercenaires pour aller en Ukraine, elle refuse de le juger : « il est mort, ça ne sert plus à rien, et je ne fais pas de politique » dit-elle. Mais aux mères d’hommes tentés de suivre le même chemin, elle n’a qu’un seul message à envoyer : « dites à vos fils de ne surtout pas y aller ».

Sur cette affiche de l'armée russe est écrit «La victoire sera nôtre».
Sur cette affiche de l'armée russe est écrit «La victoire sera nôtre». © Anissa El Jabri/RFI

La vie contre un passeport russe

En septembre 2022, quand il a décidé la mobilisation partielle, Vladimir Poutine a aussi signé un décret : un accès simplifié à la citoyenneté russe pour avoir signé un contrat d'au moins un an et « servi dans la zone de l’opération spéciale au moins 6 mois ». Ce passeport russe, il faisait souvent rêver parmi les migrants, mais Islam lui se fait très tranchant : « Si tu veux un passeport russe, donne-nous ta vie. C'est ça que ça veut dire. "va à la guerre", et si tu as de la chance, tu reviendras sans jambes et sans bras, mais tu vivras en Russie en héros. »

Islam note d’ailleurs que l’ambassade de son pays se montre « très réactive » quand des cas d’enrôlement lui sont signalés.

Les autorités de ces ex-républiques d’Union soviétique, qu’elles soient très proches de la Russie ou plus distancées sont en effet très opposées à l’implication de leurs citoyens dans la guerre menée par la Russie en Ukraine. Le Kazakhstan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan ont ainsi chacun adopté des lois interdisant à leurs ressortissants de s’enrôler dans une armée étrangère. Au Kirghizstan, braver cette loi c’est risquer dix ans derrière les barreaux. Le pays interdit aussi d’aller dans les territoires de l’Ukraine annexés par la Russie en 2022. Message du pouvoir très souvent entendu dans les échanges au Kirghizstan : « ce conflit n’est pas le nôtre ». Même si cette remarque est très souvent assortie de ces mots « mais ne comptez pas sur moi pour dire un seul mauvais mot contre la Russie ». 

Dans une Russie où le pouvoir veut éviter une nouvelle mobilisation qu’il sait impopulaire, la chasse aux migrants pourtant continue, la plupart du temps dans un silence épais. Azda TV, une chaîne d’opposition tadjike, a pourtant tenté de le briser en se faisant le relais la semaine dernière de l’appel désespéré du chef de la communauté tadjike dans la région de Samara. Il raconte notamment avoir été convoqué par les autorités régionales. Message : tous les hommes de 25 à 60 ans ayant la double nationalité ont jusqu’au 1er mars pour signer un contrat avec l’armée. Si ce n’est pas fait, si le nombre d’hommes qui s’inscrit n’est pas jugé suffisant, alors la police elle-même viendra les chercher sur les marchés, les chantiers, dans les ateliers. La menace d’expulsions massives de familles entières aurait aussi été formulée.

Dans le métro de Moscou, des affiches en l'honneur de l'armée russe.
Dans le métro de Moscou, des affiches en l'honneur de l'armée russe. © Anissa El Jabri / RFI

La Russie communique régulièrement sur les chiffres de combattants recrutés, se félicitant de « l’afflux de volontaires ». Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a ainsi déclaré la semaine dernière qu'en 2023, environ 490 000 personnes sont entrées sous contrat ou sont devenues volontaires dans l’armée russe. Le ministère de la défense prévoit aussi d'augmenter le nombre de soldats contractuels à 745 mille en 2024 et de porter à terme la taille des- effectifs combattants à 1,5 million de personnes.

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