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ANALYSE

Tiananmen: la grande amnésie sur l'internet chinois

Dans le monde entier, on commémore ce mardi 4 juin les trente ans de la répression des manifestations de la place Tiananmen. Mais de l'autre côté de la « Grande muraille numérique », tout cela n'a jamais vraiment eu lieu.

Sur le web ou les réseaux sociaux, les autorités chinoises ont fait le ménage.
Sur le web ou les réseaux sociaux, les autorités chinoises ont fait le ménage. STR / AFP
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« J'ai fait une expérience simple pour mesurer la profondeur de l'oubli. J'ai pris la photo emblématique de "Tank Man" [le jeune homme bloquant une colonne de chars, ndlr] dans quatre campus de Pékin. Sur 100 élèves, seuls 15 ont pu identifier la photo. Les autres se penchèrent, les yeux écarquillés, demandant : "Ça vient de Corée du Sud ?", "C'est au Kosovo ?"  ».

Cette anecdote livrée par la journaliste Louisa Lim lors de la sortie de son livre consacré au souvenir de Tiananmen en Chine, en 2015, en dit assez sur l'état d'une mémoire collective dégradée par trente années de réécriture, mais surtout d'amnésie forcée.

Et elle ne surprend guère les spécialistes du géant asiatique. L'éducation, la recherche universitaire ou l'édition sont autant de vecteurs de transmission du savoir sur lesquels Pékin veut avoir son mot à dire. Il en va de même pour internet, où tout est si bien filtré que parfois rien ne filtre. C'est le cas pour le massacre de Tiananmen et ses milliers de victimes. Sur Baidu, l'équivalent chinois de Google, ou Weibo, le Twitter national, les autorités ont fait le ménage : difficile de trouver l'évocation des semaines de manifestations étudiantes du printemps 1989 ; encore moins du « nettoyage » de la place au matin du 4 juin ni la célèbre photo de ce jeune Chinois faisant barrage aux blindés, prise le lendemain.

« Juste après 1989, Pékin a fait énormément de propagande. Des livres ont été publiés et des expositions organisées pour montrer que le régime avait évité une contre-révolution, explique François Bougon, journaliste au Monde et auteur de La Chine sous contrôle, Tiananmen 1989-2019. Mais très vite, les autorités ont compris qu'il valait mieux ne pas évoquer le sujet du tout. Et on est passé au silence. »

Contenu épuré

Sur internet, imposer le silence sans tout débrancher requiert de gros moyens. La Chine n’en manque pas. Ce pays de 1,4 milliard d'habitants a érigé patiemment, depuis une vingtaine d’années, ce que l'on surnomme trivialement la « Grande muraille numérique » chinoise autour de « son » internet, si bien que celui-ci ressemble aujourd'hui davantage à un réseau domestique qu'à un espace ouvert sur le monde. Tout contenu perçu comme subversif par le régime, qu'il s'agisse de politique ou de mœurs, est censé s'y fracasser avant d'avoir pu atteindre - et vice versa - l'internaute chinois.

Il faut pourtant s’affranchir des métaphores. Cette « muraille » est moins une enceinte infranchissable qu’une batterie de dispositifs, en perpétuelle évolution et parfois vulnérables, destinés à empêcher qu’une requête vers un contenu interdit n’aboutisse. Dans certains cas, par exemple, l’adresse IP (le numéro d’identification) du site désiré peut figurer sur une liste noire. Dans d’autres, elle peut ne pas y figurer mais le système DNS (Serveur de nom de domaine), chargé de traduire une URL (par exemple : www.rfi.fr) en adresse IP, aura, lui, pour instruction de ne pas vous mener vers le contenu voulu.

Il est ainsi impossible en Chine d’accéder aux principaux médias étrangers (dont RFI), qui traitent actuellement des commémorations de la répression de Tiananmen, à moins d’utiliser un Réseau privé virtuel (VPN).

À l'abri derrière le rempart de la censure, le contenu proposé aux Chinois est expurgé de toute référence à la contestation étudiante de 1989, à quelques vagues évocations près. Sur Baidu, tapez 六四 pour «  4 juin  » et vous tomberez par exemple sur cet article du Quotidien du Peuple, l’organe de presse officiel du Parti communiste, évoquant de façon laconique les « dégradations » perpétrées par des « émeutiers » et des « voyous ».

Jetez un coup d’œil à la page du moteur de recherche consacrée à Liu Xiaobo (faisant office de Wikipédia chinois, celui-ci étant interdit) et vous n’y trouverez aucune mention du rôle du Prix Nobel de la Paix dans la contestation de Tiananmen. On préfère y affirmer que l’ancien militant des droits de l’homme, mort en 2017, a été financé indirectement par la CIA, une accusation récurrente des médias d'État.

La page du moteur de recherche Baidu consacrée au Prix Nobel Liu Xiaobo évoque volontiers ses passages en camp de rééducation.
La page du moteur de recherche Baidu consacrée au Prix Nobel Liu Xiaobo évoque volontiers ses passages en camp de rééducation. Capture d'écran

Armées de nettoyeurs

Le contrôle des contenus en Chine s'opère avec le concours des grandes sociétés du numérique qui, en matière d’avancées technologiques, n’ont souvent rien à envier à leurs rivales californiennes. Ces derniers jours, deux sites très populaires de vidéos en ligne, Huya et YY, ont annoncé qu'ils allaient suspendre leurs diffusions en direct respectivement jusqu'aux 6 et 7 juin, rapporte l’AFP. Officiellement pour « raisons techniques ».

Du côté de Bilibili, un site de partages de vidéo inspiré par l’univers des mangas et des jeux vidéo, les commentaires seront désactivés jusqu’au lendemain du triste anniversaire.

Sur Weibo, le Twitter chinois qui revendique 465 millions d’utilisateurs actifs par mois, il faut en revanche une véritable armée de modérateurs pour veiller au grain. À l'approche du mois du juin, chaque année, ces derniers traquent, filtrent, effacent plus qu’à l’accoutumée. « Mais Tiananmen fait partie des sujets, avec le Tibet, le Xinjiang et Taïwan, qui sont censurés en permanence », rappelle le journaliste François Bougon.

Pour les 27 ans du soulèvement, le site China Digital Times avait justement listé les requêtes censurées sur Weibo à l’approche de chaque date anniversaire. Il en comptabilisait déjà 262, parmi lesquels « 1989 grève étudiante » ou « mouvement du 4 juin ». À la veille de ce trentième anniversaire, les recherches « manifestation Tiananmen » ou « 4 juin 89 » demeurent toujours infructueuses.

La recherche «4 juin 89» sur Weibo ne renvoit à aucune occurence.
La recherche «4 juin 89» sur Weibo ne renvoit à aucune occurence. Capture d'écran

Noyés sous un torrent de banalités

Le censeur chinois ne se contente pas de nettoyer les contenus jugés subversifs, il noie aussi les discussions sous un flot de commentaires anodins, aseptisant tout débat qui prendrait une tournure polémique. Selon une étude publiée par trois universitaires américains en 2017, 448 millions de ces messages seraient postés par an, plutôt dans le but de couvrir la voix des activistes anti-régime que de la contredire.

Combien sont-ils, ces trolls payés par l’État, connus comme le « Fifty cent party », car prétendument payés 50 centimes du post ? Entre 500 000 et 2  millions, selon les estimations.

D’année en année, le pouvoir durcit un peu plus son emprise sur les médias sociaux. « Ceux-ci se sont développés assez rapidement sous le mandat de Hu Jintao [2003-2013], notamment à partir de 2008 avec la création des "weibo", ces mélanges de réseaux sociaux et de blogs, poursuit François Bougon. Là, il y avait une sorte d’âge d’or, la constitution d’un endroit qui pourrait être apparenté à une place publique, à l’expression d’une société plutôt libre. Mais progressivement, le pouvoir s’est rendu compte qu’il fallait contrôler ce phénomène et il a mis beaucoup de moyens. Avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, il y a eu une offensive généralisée pour maîtriser les réseaux. Ils ont, par exemple, arrêté plusieurs personnes influentes sur Weibo. »

La menace est permanente et le couperet tombe violemment, avec un chef d’accusation redouté, qui a servi à faire condamner de nombreux dissidents comme Liu Xiabo et Chen Wei, celui « d’incitation à la subversion du pouvoir de l’État ». Une incrimination qui peut valoir de nombreuses années de prison.

Mème pas peur

Face à cette chape de censure qui recouvre chaque sujet sensible, certains internautes chinois ont évidemment élaboré des techniques de contournement, jouant sur les homophones, caractéristiques du mandarin, ou l’agencement des chiffres.

Longtemps, on n’évoquait pas sur Weibo les événements du 4 juin 1989 mais ceux du « 35 mai » (31 + 4). Le code 9875321, où le 4 et le 6 était sciemment retirés, fleurissait çà et là. Et on ne compte plus les détournements de la célèbre photo du « Tank Man », où des canards ou des paquets de cigarettes remplacent les blindés de l’Armée populaire.

Mais ces tours de passe-passe finissent toujours par faire long feu. Mi-mai, le documentariste Deng Chuanbin a ainsi été arrêté, avec pour tort, selon l’ONG Chinese Human Rights Defenders basée aux États-Unis, d'avoir retweeté une photo d’une bouteille malicieusement étiquettée « 1989.64 » par des militants… eux-mêmes déjà incarcérés.

Ainsi confisquée en Chine, la mémoire de la répression de Tiananmen est de plus en plus entretenue sur internet depuis Hong Kong, Taïwan ou par la diaspora chinoise présente en Occident. Et a de moins en moins de signification pour la jeune génération.

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