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Reportage international

Russie: à Belgorod, la routine de la peur

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Après un scrutin présidentiel dont l’issue n’a jamais fait de doute, Vladimir Poutine va être officiellement investi pour un cinquième mandat ce mardi 7 mai. Chef de l’État russe et chef de guerre, il aura notamment sur sa table le dossier des régions frontalières visées par des frappes de drones et missiles ukrainiens, ainsi que des incursions armées. Exemple à Belgorod, où les civils vivent dans une peur qui s’est installée dans chaque instant de leur vie quotidienne. 

Un abri sur le parking d'un supermarché de Belgorod où le maillage de ces espaces bétonnés de protection est dense, jusqu’à tous les dix mètres dans les zones les plus fréquentées.
Un abri sur le parking d'un supermarché de Belgorod où le maillage de ces espaces bétonnés de protection est dense, jusqu’à tous les dix mètres dans les zones les plus fréquentées. © Anissa El Jabri/RFI
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De notre envoyée spéciale à Belgorod, 

10h30 à Belgorod, encore une alarme anti-aérienne. Les voitures pilent, leurs portes claquent. Passager ou conducteur, chacun pique un sprint vers l’abri le plus proche. Des mois qu’ici on connaît la consigne par cœur : après les premières sirènes, chacun ne dispose que de 30 secondes maximum pour rejoindre un de ces nombreux espaces en béton blanc de quelques mètres carrés qui ont poussé comme des champignons partout dans la ville. Trente secondes, soit le délai avant l’impact potentiel d’un missile ou d’un drone qui ne pourrait pas être abattu par la défense anti-aérienne.

Dans Belgorod, le maillage d’abris est dense, jusqu’à tous les dix mètres dans les zones les plus fréquentées. Pendant que les sirènes continuent à hurler, on se presse et on se pousse dans un de ces espaces bétonnés de protection : « Laissez passer ma petite fille, laissez-la passer tout au fond », dit un père de famille. Juste à côté, une grand-mère peste : « Mais plus vite enfin... Et regardez-moi celui-là, là-bas, qui arrive sans se presser ».

La ville est visée depuis un an, mais il y a dans Belgorod un avant et un après 30 décembre 2023, le jour où une frappe, attribuée immédiatement par la Russie à l’Ukraine, a causé la mort de 25 personnes, adultes et enfants, et blessé plus d’une centaine d’autres. Ce bilan très lourd est aujourd’hui dans toutes les têtes.

Des alertes anti-aériennes jour et nuit

Devant l’entrée d’un centre commercial protégé par des blocs de béton, une grand-mère raconte : « Le 30 décembre, je m’apprêtais à partir avec mes petits-enfants admirer l’arbre de Noël qu’ils n’avaient pas encore vu sur la Grand-Place et faire du patin à glace. Dieu merci, on était en retard et nous n’étions pas dehors quand les tirs ont commencé. On a entendu l’alerte, on n’est allés nulle part. »

À cette évocation, les larmes lui montent immédiatement aux yeux, peut-être aussi parce que comme beaucoup dans la ville, elle est à fleur de peau : « Il peut y avoir quelques jours consécutifs de calme, mais ensuite, ça finit toujours par reprendre : des alertes anti-aériennes qui résonnent en moyenne trois fois par jour, la nuit, au petit matin, n’importe quand. C’est terrifiant. On dort très mal. C’est un stress immense de se réveiller la nuit parce que ça bombarde. Nous, nous habitons dans une maison et nous avons notre propre abri, un endroit où nous protéger à n’importe quel moment. Mais pour ceux qui habitent dans des étages élevés dans des immeubles, il faut courir dans les escaliers pour rejoindre la cave et pendant ce temps-là, on peut se retrouver à tout moment sous le feu. »

Casque et gilet pare-balles pour les livreurs

Pendant plus d’une semaine après le 30 décembre, le gouverneur de la région, toujours en première ligne, communiquant chaque jour avec sa population, a ordonné la fermeture de tous les lieux de rassemblement, même les centres commerciaux. La chaîne d’hypermarchés Lenta a, elle, maintenu les livraisons, contrairement à son concurrent Yandex. Mais depuis, elle a équipé ses livreurs - qui ne sont pas du personnel maison, mais des auto-entrepreneurs - de casques et gilets pare-balles.

Igor a 26 ans, il est livreur depuis six mois pour Lenta, et porte pendant la totalité de ses heures de travail un gilet pare-balles d’une quinzaine de kilos : « c’est très lourd et ce n’est franchement pas confortable à avoir sur les épaules toute la journée, mais on ne peut pas l’enfiler très rapidement en cas de danger, alors je le porte systématiquement. En revanche, le casque est lui sur le siège passager de la voiture, et je le mets dès qu’il y a une alerte au missile. »

Igor a 26 ans, il est livreur depuis 6 mois pour Lenta et porte pendant la totalité de ses heures de travail un gilet pare-balles d’une quinzaine de kilos.
Igor a 26 ans, il est livreur depuis 6 mois pour Lenta et porte pendant la totalité de ses heures de travail un gilet pare-balles d’une quinzaine de kilos. © Anissa El Jabri/RFI

Au siège de l’hypermarché, dès qu’une alerte retentit, on est rôdé : les clients descendent à l’abri de ce magasin équipé de vitres avec un filtre anti-éclats. La superviseuse des livraisons, Diana vérifie où se trouvent les livreurs et s’ils sont bien protégés, puis qu’ils ne repartent que lorsque les autorités ont signalé que tout danger est écarté. « Dans ce climat, les clients savent bien que leurs commandes peuvent être retardées, et ils ne se plaignent pas », assure Igor. « Au contraire, ils sont très reconnaissants que nous leur amenions leurs marchandises. »

Ciel bleu azur sans nuages, soleil éclatant, partout en ce début mai en Russie, on sort fêter le début des beaux jours avec les premiers pique-niques, les week-ends à la datcha, affichant insouciance et indifférence à ce troisième printemps depuis que Vladimir Poutine a envoyé ses soldats en Ukraine. Seules les régions frontalières vivent ce mois comme le début d’une nouvelle saison de guerre.

Une ville fantôme

À Belgorod, aucun enfant ne joue dans les nombreux espaces verts, personne ne semble sortir sans avoir un but ou une tâche à accomplir. La ville a pris des allures de ville fantôme. Difficile de savoir combien ils sont, tout simplement claquemurés chez eux, combien ont quitté la ville et son agglomération, mais les signes d’un ralentissement économique sont là. Les hôtels sont quasi vides, les prix des réservations ont chuté, et Galina, la directrice de l’hypermarché Lenta, a bien noté un recul du nombre des clients : « nous avons dû réduire nos horaires d’ouverture, pour que les gens ne soient dehors que lorsqu’il fait jour. Nous sommes passés d’une ouverture de 7h à 23h, à 9h-17h en hiver, et en ce moment de 8h à 21h. Evidemment, cela aussi a affecté le nombre de clients venant en magasin, moins 30% depuis le début de l’année ».

Dans cette ville aux arrêts de bus équipés de piles de sacs de sable, où les codes d’entrée des immeubles se désactivent en cas d’alerte bombardement pour que les passants les plus proches puissent entrer se réfugier au sous-sol, l’atmosphère s’est faite pesante, le regard posé sur chaque passant visiblement étranger aux lieux est lourd d’inquiétude et de méfiance.

Des piles de sacs de sable devant un bâtiment frappé par un drône.
Des piles de sacs de sable devant un bâtiment frappé par un drône. © Anissa El Jabri/RFI

Peur de mourir 

Il reste aussi peu d’activistes ou d’opposants, et encore plus rares sont ceux qui, comme Ilya Kostyukov, militant du parti Iabloko (d’opposition mais encore toléré), s’expriment : « Le sourire joyeux a disparu des visages de la majorité des habitants, dit-il, sans doute parce qu’avant, ils ne réalisaient pas vraiment que c’était la guerre, mais depuis ce terrible bombardement du 30 décembre, ils ont vu le sang et réalisé que désormais, ils peuvent être touchés directement et mourir à tout moment. Beaucoup de ceux qui se disent patriotes vous diront qu’ils n’ont pas peur, que nous allons tous nous en sortir. Mais en réalité, chacun tremble quand il reçoit sur son téléphone la notification des autorités qu’un missile se dirige sur la ville et qu’il faut immédiatement interrompre toute activité pour aller se cacher. Les bombardements, tout comme la perspective qu’ils puissent survenir à chaque moment, ont un impact psychologique très fort sur la plupart des gens ».

Qui est rendu responsable ? pour Ilya kostyukov, la peur a radicalisé les uns comme les autres, « ceux qui étaient pour la guerre le sont encore plus et ceux qui étaient contre, le sont encore plus ». Mais, dit-il aussi, « dans la partie de la population qui s’affichait neutre ou indifférente, beaucoup sont depuis passés dans le camp des soutiens du pouvoir ».

Pour l’élu local légitimiste Vadim Radchenko, « des gens ont quitté la ville sous l’influence de l’émotion, ils ont eu peur pour leurs enfants. Mais ensuite, ils les ont laissés à l’abri quelque part puis sont revenus, parce qu’ici ils ont tout, à commencer par leur travail. Les autorités ont donné des consignes, comme de ne pas sortir sauf nécessité, ne pas garer sa voiture à l’extérieur mais dans des parkings souterrains, et les gens s’adaptent. La peur, tout le monde la ressent, particulièrement quand la mort peut frapper de manière indiscriminée, n’importe quand. On traverse la rue, on ne fait rien de mal et on meurt. C’est terrifiant. Mais la question est : en quoi cette peur se canalise-t-elle ? Pour moi, cette peur s’est transformée en désir d’en finir, et vite, avec ce qu’il se passe. Le désir est de repousser la menace le plus loin possible ».

Après avoir promis à la population que la guerre qu’il a lancée ne changerait rien à la vie quotidienne, le pouvoir désormais parle de « vengeance ». Les habitants de Belgorod, eux, continuent à se terrer. Ils sont aujourd’hui plus de 300 000 abonnés à la chaîne Telegram de la ville qui signale chaque alerte aérienne.

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