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Entretien

Dr Lahna, de retour de Rafah: «Nous sommes à un tournant de l'histoire du monde»

Avec le lancement de son offensive sur Rafah, l'armée israélienne a fermé les deux points de passage névralgiques de la bande de Gaza. L'aide humanitaire qui arrivait déjà au compte-goutte est aujourd'hui pratiquement impossible, selon les Nations unies. Médecin français, membre de l'ONG Palmed, Zouhair Lahna a été évacué de Rafah lundi 6 mai juste avant le lancement de l'offensive. Il revient pour RFI sur la situation qu'il a laissée derrière lui.

Des Palestiniens déplacés transportent leurs affaires à l'arrière d'un camion alors qu'ils fuient al-Mawasi vers une zone plus sûre à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 9 mai 2024.
Des Palestiniens déplacés transportent leurs affaires à l'arrière d'un camion alors qu'ils fuient al-Mawasi vers une zone plus sûre à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 9 mai 2024. AFP - -
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RFI : De Rafah à Paris, comment vivez-vous votre retour en France ?

Zouhair Lahna : Dès qu'on dépasse le point de passage de Rafah, c'est-à-dire en arrivant en Égypte, on est dans une zone où on ne peut plus recevoir de missiles. Quand on est Gaza, on peut recevoir un missile à n'importe quel moment, soit directement, soit un tir d'obus, soit un éclat. L'ONU décrit Gaza comme la zone la plus dangereuse au monde.

Donc c'est vrai que là, à Paris, je souffle enfin, on est loin de l'atmosphère de guerre. Mais on garde une partie de Gaza en nous, on garde nos amis. Nos amis médecins qui sont dans des difficultés énormes avec leur famille, les travailleurs humanitaires à qui on a dit au revoir. Nous, avec des passeports étrangers, on peut sortir. Eux n'ont pas d'autre choix que de rester et de subir.

Dès l'annonce de l'offensive sur Rafah, ils ont commencé à essayer de déplacer leurs enfants d'un côté à l'autre. Tout de suite, ils devaient réfléchir à trouver des tentes ou trouver un ami chez qui aller. 70% des maisons habitables sont détruites et même les tentes, la plupart des tentes sont des tentes de nylon préfabriqué. Il n'y a pas de vraie tente. Ce sont des tentes sous lesquelles on suffoque la journée, et où on a très froid la nuit. Ils vivent comme ça tous les jours, tous les jours depuis longtemps.

Les gens n'ont pas d'eau, passent des semaines sans pouvoir se laver. C'est une vie très difficile. Même nous, qui étions des privilégiées à l'hôpital, on était six par chambre, on avait un repas par jour, on faisait la queue pour les toilettes, mais il y avait quand même des toilettes. Il y a de l'eau de temps en temps, de l'électricité la nuit, parce qu'il y a des générateurs et même Internet ! Mais nos collègues locaux, dès qu'il fait nuit, ils n'ont pas de lumière. Pour prendre une douche, ils venaient à l'hôpital.

Quel est l'état du service hospitalier à Rafah ?

Durant les mois passés à Gaza, en janvier, février et ce mois-ci, j'ai beaucoup constaté de « surmortalité ». Il y a beaucoup de gens qu'on devrait pouvoir sauver et qu'on n'arrive pas à sauver. Ils meurent, entre guillemets, « gratuitement », ils meurent par insuffisance thérapeutique, par infection. Il y a aussi beaucoup de membres que l'on se retrouve obligés d'amputer à cause d'infections. Donc c'est beaucoup d'amputés, beaucoup de dégâts, beaucoup de morts. Et le problème, c'est que ça ne se termine pas.

Ne parlons pas des problèmes psychologiques qui sont immenses. Gérer les décès, gérer les familles qui sont détruites, gérer les gens qui ont perdu toute leur famille sous les décombres et qui n'arrivent même pas à les enterrer dignement... Je me souviens d'une image très forte, quand ils ont trouvé le charnier à l'hôpital de Khan Younès : une maman qui a trouvé le corps en décomposition de son fils et qui l'a reconnu à sa veste. Elle criait de joie, juste parce qu'elle allait pouvoir l'enterrer. On en est là... On en est juste à pouvoir trouver un corps pour faire son deuil de voir son enfant. Et ça c'est lourd, c'est très, très lourd.

La population est toujours bloquée. J'ai reçu des photos de mes amis, d'enfants et d'adultes face à des barbelés et à des soldats égyptiens. Moi, ça fait 25 ans que je fais de l'humanitaire. J'ai fait beaucoup de conflits dans le monde, et de l'Afghanistan au Yémen, au Congo, l'Éthiopie, la Syrie, il y avait toujours un moyen pour la population civile de partir dans les pays limitrophes pour trouver refuge. Là, ils n'ont qu'Israël qui les entoure, où ils ne peuvent pas aller, et l'Égypte, qui a fermé la frontière. Ce n'est pas possible, ce n'est vraiment pas possible.

Je pense que ce qui s'est passé à Gaza va marquer un tournant dans l'histoire du monde. Les grands dirigeants de ce monde et beaucoup de pseudo-intellectuels ont accepté ça. Ils l'ont aidé, ils ont poussé pour que ça soit accepté, et on ne peut pas accepter l'inacceptable. On peut mentir aux gens pendant un moment, mais l'être humain revient toujours finalement vers des valeurs universelles qui sont celles de la survie, du respect des gens, quelles que soient leur couleur, leur religion.

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Vous dénoncez une guerre contre les femmes.

En tant qu'obstétricien, je vois ce que subissent les femmes. Elles perdent leur maison, leur intimité. Elles perdent parfois leurs enfants, leur mari. Elles n'ont plus les moyens de survivre, elles sont parties avec deux habits. À un moment donné, elles n'avaient même pas de serviette hygiénique. Donc c'est vraiment une guerre contre les femmes.

Dans l'hôpital mère-enfant de Rafah où je travaillais, les femmes trouvaient quand même un endroit où accoucher. Mais comme c'est un endroit qui est petit, elles devaient sortir trois heures après avoir accouché – 24 heures en cas de césarienne. Vous imaginez une femme qui se retrouve dans une tente trois heures après avoir accouché ? Ou dans une école surpeuplée ? Ce sont des conditions terribles, il y a un gros risque d'infection. Moi, j'ai vu une femme mourir par septicémie, elle s'est infectée, on l'a traitée, peut-être mal – on n'avait pas les moyens de surveiller, de voir à tout moment si elle répondait ou pas au traitement. Et quand elle a fait le choc septique, on voulait la sauver, c'était trop tard.

Une guerre, quand elle devient longue, elle bouscule toute la société et c'est peut-être même le but de cette guerre. Car ceux qui font la guerre à Gaza pensent que le Hamas est soutenu et protégé par la population. C'est donc logique pour eux d'éliminer ce soutien. Mais c'est complètement invraisemblable pour tous les gens qui croient aux droits humains. Ça s'appelle du nettoyage ethnique. On enlève à des personnes tous les moyens de vivre, la guerre n'est pas terminée et tout est détruit. Il n'y a plus d'eau, plus d'électricité, plus de gestion des eaux usées. On ne sait pas où ça va s'arrêter. La population israélienne à 98% est pour cette guerre, car elle ne voit pas les images en direct.

Le président américain Biden menace de suspendre la livraison de certains armements, mais c'est du cinéma. Ils vont peut-être livrer la moitié de ce qu'ils ont l'habitude de livrer, mais ça va suffire pour Rafah. Ça va continuer par à-coups. Pas frontalement, car ça crée des réactions, mais progressivement, étape par étape. Entretemps, on aura des morts, des enfants, des femmes... Chose qu'on ne souhaite pas nous, parce qu'on peut traiter les gens, mais il vaut mieux ne pas leur tirer dessus.

Traiter des gens qui vont peut-être mourir par la suite ou rester handicapés n'a aucun intérêt si on n'arrive à faire en sorte qu'on ne leur tire pas dessus. C'est pour ça que je témoigne, pas contre quelqu’un de particulier, mais parce que cette guerre est atroce et que le pire, ce que ne savent pas certains Israéliens, c'est que ça va peut-être revenir contre eux. Parce qu'ils peuvent gagner une bataille, mais ils ne vont pas gagner la guerre sur le long terme. C'est ça qui est terrible. Et je pense que beaucoup ne le voient pas actuellement parce que le gouvernement est aveuglé. Les dirigeants de ce monde sont aveuglés. Peut-être que c'est le gaz de Gaza qui les aveugle ?

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