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«Présences arabes», Paris et l’art moderne arabe, une histoire partagée

C’est un nouveau regard sur la relation des artistes arabes avec Paris au XXe siècle. L’exposition au Musée d’art moderne de Paris montre les œuvres de 130 artistes, une collaboration inédite entre de grandes collections françaises et arabes pour rendre visible une chose : « L'histoire de l'art en France et l'histoire de l'art dans le monde arabe constituent une seule histoire ». Entretien avec l’historien d’art Morad Montazami, fondateur de Zamân Books & Curating et co-commissaire de « Présences arabes. Art moderne et décolonisation, Paris 1908-1988 ».

Vue sur « Toutes les larmes sont salées ou Contre le préjudice racial » (1952) de Francis Harburger (juif d’Algérie, né à Oran en 1905), dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris.
Vue sur « Toutes les larmes sont salées ou Contre le préjudice racial » (1952) de Francis Harburger (juif d’Algérie, né à Oran en 1905), dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris. © Siegfried Forster / RFI
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RFI : Cette exposition ouvre le champ des possibles, entre réhabilitation et réconciliation. Quel est pour vous l'aspect le plus important de Présences arabes ?

Morad Montazami : L'aspect le plus important est sans doute de réconcilier la France avec son histoire de l'art — ou son histoire tout court — coloniale et postcoloniale. Parce que dans l'histoire de l'art en général, on a une vision assez nationaliste. On parle de l'histoire de l'art française, l'histoire de l'art italienne, l'histoire de l'art libanaise… Et on essaie de montrer qu'à travers l'histoire du XXe siècle, puisque Paris était la capitale mondiale de l'art, que tout le monde arabe s'est retrouvé à Paris, aussi bien à l'époque où les pays arabes étaient colonisés par la France.

Mais le colonialisme crée aussi des liens. Le colonialisme permettait des déplacements et des échanges culturels et, en même temps, opprimait aussi les populations. C'est dans la période post-coloniale qu'ensuite ces relations se sont complexifiées et que les artistes ne venaient plus à Paris seulement pour étudier, mais aussi parfois pour s'installer à Paris ou pour s'exiler en France. Il y a toujours eu cette relation paradoxale : une relation d'inclusion, mais aussi d'exclusion, une relation solidaire. Paris comme une ville refuge pour les artistes du monde entier, mais qui ne pouvait pas non plus accueillir tout le monde ou qui ne pouvait pas mettre la lumière sur tous les artistes.

Vue sur « Conscience du sol » (1956) du peintre égyptien Hamed Abdalla dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris.
Vue sur « Conscience du sol » (1956) du peintre égyptien Hamed Abdalla dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris. © Siegfried Forster / RFI

Finalement, on voit aussi comment beaucoup d'artistes qui ont pu exister en quittant leur pays, en venant en France, malgré tout ont été oubliés par la suite et ont été un peu effacés de l'histoire de l'art, de nos pratiques de musées, d'historiens, de gens qui écrivent des textes ou qui pensent des expositions. C'est au début des années 2000 qu'on a repris conscience de cette mondialisation de l'art moderne et que les musées comme le Centre Pompidou, comme la Tate Modern, etc., ont recommencé à acheter des artistes de ces pays arabes pour tout le XXe siècle. Donc cette exposition, elle est là pour montrer ce cosmopolitisme, cette histoire partagée, ce patrimoine mêlé entre l'histoire de l'art en France et l'histoire de l'art dans le monde arabe, pour vraiment montrer qu'elles sont indissociables et qu'il faut relever le défi d'écrire ces histoires qui constituent une seule histoire, à partir d'un ensemble — avec de la documentation, avec une vraie pédagogie, et d'essayer vraiment de faire entrer le visiteur dans cette histoire.

Vous avez sous-titré l’exposition : Art moderne et décolonisation. Dès les années 1920, Paris a été considéré comme un vivier des réseaux anticoloniaux. L'art moderne, a-t-il joué toujours un rôle moteur dans la décolonisation — ou a-t-il constitué parfois aussi un frein ?

Oui, l'art moderne a représenté un moteur, une plateforme, un vivier de forces artistiques, poétiques, littéraires. Par exemple, les surréalistes égyptiens vont se connecter avec les surréalistes à Paris et les surréalistes en Europe. L'art moderne est ce moteur qui permet aussi aux artistes de dépasser un certain académisme qu'on appelait les beaux-arts et qui sont une forme d'idéologie artistique qui perdure et qui se développe à travers l'École des beaux-arts à la française, qui va être inaugurée et exportée en Égypte, en Algérie, au Liban... Ensuite, les artistes de ces pays-là ont dû justement s'émanciper de cet académisme des beaux-arts à travers les idées novatrices et expérimentales des avant-gardes et de l'art moderne.

[Vidéo] « Présences arabes » L'histoire des artistes arabes à Paris
L’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris raconte l’art moderne arabe à travers les liens des artistes arabes avec la capitale française, entre 1908 et 1988.
L’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris raconte l’art moderne arabe à travers les liens des artistes arabes avec la capitale française, entre 1908 et 1988. © Siegfried Forster / RFI

L'exposition commence en 1908, c’est l’année de l’ouverture de l’École des Beaux-Arts du Caire, mais surtout la date d’arrivée à Paris de Gibran Khalil Gibran. Qui est ce poète et artiste libanais ? 

Khalil Gibran était un grand poète, philosophe, penseur de la société arabe et libanaise, qui a migré aux États-Unis dès le début du XXe siècle. Il y a une grande communauté libanaise qui s'exile aux États-Unis dès les années 1900 et dont Khalil Gibran fait partie. Sauf que, en 1908, il décide de venir à Paris, parce que la capitale de l'art mondial, ce n'était pas les États-Unis, c'était Paris. Il passe deux ans à Paris. Peu de gens savent que Khalil Gibran était aussi peintre et dessinateur. Il a étudié à l'Académie Julian, il est aussi passé par les Beaux-Arts de Paris, il a fréquenté Auguste Rodin. Il a vécu deux ans à Paris et s'est vraiment formé à un art international. Son esthétique était plutôt une esthétique symboliste où on voit des figures qui peuvent être des figures universelles. C'était aussi un penseur de l'émancipation. Les Esprits rebelles (1908), par exemple, dénoncent la condition de la femme dans les sociétés traditionnelles, et demandent plus de liberté, plus d'émancipation, notamment au Levant, etc.

Présences arabes embrasse beaucoup d'artistes connus et inconnus entre 1908 et 1988. Peut-être une autre découverte qui vous semble particulièrement importante...

Une « découverte » — parce qu'on ne découvre jamais rien, on « redécouvre » —, c’est Abdul Kader El-Janabi et le collectif Le Désir Libertaire, un collectif assez inattendu qui se forme au début des années 1970 à Paris, un collectif anarchiste libertaire, qui faisait des pamphlets, des manifestes, des revues et qui était censuré dans le monde arabe et en Irak. Abdul Kader El-Janabi est un grand poète surréaliste arabe qui a justement fédéré aussi des liens avec le surréalisme international jusqu'aux États Unis, jusqu'à l'Amérique Latine. Il n'est plus jamais retourné en Irak et il a vraiment reconstitué une communauté d'artistes surréalistes des pays du Sud et notamment du monde arabe à Paris. Pour nous, c'était très intéressant de pouvoir montrer ses gommages, qui sont comme des collages, mais où il efface les visages des actrices américaines. Et de montrer aussi sa fameuse revue Le Désir Libertaire, qui me semble particulièrement méconnue et intéressante à redécouvrir dans l'exposition.

Vue de la série « Alger indépendance » (1957-1962) du photographe militant Mohamed Kouaci, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris.
Vue de la série « Alger indépendance » (1957-1962) du photographe militant Mohamed Kouaci, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris. © Siegfried Forster / RFI

Autre grande découverte à faire, Jean de Maisonseul, que vous présentez comme un acteur clé de la révolution culturelle algérienne...

Jean de Maisonseul était un peintre et aussi un urbaniste et finalement aussi un directeur de musée, un Français d'Algérie qui a été emprisonné pour son engagement pour l'Algérie libre. Albert Camus avait demandé la libération de Jean de Maisonseul, et ce dernier sera libéré peu avant l'indépendance et va diriger le musée des beaux-arts d'Alger à partir de 1962. Il a aussi produit des peintures où il dénonce l'utilisation de la torture et la violence du colonialisme de manière générale. C'est aussi quelqu'un qui a beaucoup soutenu l'artiste Baya, la fameuse Baya, l'artiste algérienne arrivée à Paris à un très jeune âge et devenue la sensation de l'art moderne algérien international. Jean de Maisonseul a vraiment développé les collections du Musée des beaux-arts d'Alger. C'est lui qui a fait en sorte que les collections du Musée des beaux-arts d'Alger, qui était surtout composé d'œuvres françaises, inclut des artistes algériens, et que le Musée des beaux-arts d'Alger devienne un musée d'art moderne algérien. C'est Jean de Maisonseul qui en a été l'artisan. Il a même accueilli Le Corbusier à Alger et a organisé une exposition de Le Corbusier au Musée des beaux-arts à Alger. C'est vraiment quelqu'un à qui la révolution culturelle algérienne doit beaucoup.

Détail de « Homme au gilet vert » (1967) de Marwan Kassab-Bachi, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris.
Détail de « Homme au gilet vert » (1967) de Marwan Kassab-Bachi, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris. © Siegfried Forster / RFI

L'École des Beaux-Arts de Paris est aussi omniprésente ici. Quel est son rôle dans ces « présences arabes » ?

L'École des Beaux-Arts de Paris va inclure et accueillir des artistes de toute la Méditerranée déjà, même depuis le XIXe siècle. En revanche, c'était souvent des hommes. Les artistes femmes n'avaient pas forcément beaucoup de place à l’École des Beaux-Arts de Paris, qui était très sélective et aussi pensée sur un mode de l'époque coloniale, c'est-à-dire la supériorité des Beaux-Arts sur les arts traditionnels et décoratifs. Cette supériorité va être remise en question justement par les artistes qui revalorisent ou modernisent l'artisanat. Mais toujours est-il que c'est une plaque tournante mondiale et cela permet aux artistes arabes qui viennent étudier à l'École des beaux-arts de Paris de rencontrer des artistes du monde entier, d'Asie, d'Amérique latine… et de créer cette solidarité entre les différents pays du Sud qu'on appelait le tiers-monde.

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L'École des Beaux-Arts de Paris a joué un grand rôle plutôt comme un lieu de rencontre. Cela remonte aux sculpteurs égyptiens comme Mahmoud Mokhtar (1891-1934) qui était un grand fer- de-lance du nationalisme égyptien et qui s'est formé aux beaux-arts de Paris. Et ça va jusqu'à Denis Martinez et Choukri Mesli, les représentants du mouvement Aouchem, cette avant-garde algérienne post-indépendance (créée en 1967), qui ont tous les deux étudié aussi aux Beaux-Arts de Paris au début des années 1960. C'est aussi aux beaux-arts de Paris, par exemple, que Mai 68 va trouver une grande résonance à travers les ateliers de sérigraphie des beaux-arts de Paris, dans lesquels on trouvait aussi des artistes comme Abdallah Benanteur ou Abraham Hadad, des artistes algériens et irakiens qui sont aussi dans notre exposition.

Vue sur « Les Camps » (vers 1961) de Choukri Mesli, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris.
Vue sur « Les Camps » (vers 1961) de Choukri Mesli, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris. © Siegfried Forster / RFI

L'exposition s'arrête en 1988. Est-ce la fin d'un processus ?

L'exposition se termine en 1988, à la fois pour l'inauguration de l'Institut du monde arabe à Paris, qui est un institut unique en son genre et qui va permettre de fédérer les différents pays arabes, mais surtout de basculer dans l'ère contemporaine, dans l'ère des nouveaux médias. On est quasiment après la chute du mur de Berlin. C'est une autre ère. C'est l'ère contemporaine qui s'ouvre. Avec des artistes comme Zineb Sedira ou Kader Attia, dont on ne parle pas dans l'exposition justement parce qu'ils se développent à partir des années 1990. C'est la génération vraiment postcoloniale.

Mais 1988, c'est aussi la fin d'une ère qu'on peut qualifier de moderniste ou de développement de l'art moderne au XXe siècle. C'est aussi la déclaration d'indépendance de la Palestine par Yasser Arafat depuis Alger. Cela montre aussi une connexion entre la Palestine et l'Algérie qui est le moment où Yasser Arafat accepte de déposer les armes pour entrer dans un processus de négociations de paix avec Israël et avec l'ONU. Ces différents événements politiques et culturels font que la fin des années 1980 était un bon repère, justement avant de basculer dans l'ère contemporaine.

Quelle était la contribution des musées et des institutions dans les pays arabes à cette exposition ?

Nous avons la chance de réunir et de faire se compléter des collections françaises et des collections arabes. Les collections françaises pour justement montrer que ces artistes sont collectionnés par la France et que, justement, on ne sait pas toujours comment montrer leurs œuvres, parce qu'on n'a pas toujours le contexte nécessaire. Dans cette exposition, on leur permet de retrouver leurs trajectoires, leurs connexions et leurs contextes multiples entre le monde arabe et la France. Les musées et les fondations arabes qui ont prêté des œuvres à cette exposition sont très importants, parce que ça complète vraiment ce panorama et la puissance des œuvres. Il y a vraiment des chefs d'œuvre, des œuvres particulièrement impressionnantes de différents artistes qui viennent de collections arabes, comme la Barjeel Art Foundation, à Sharjah, aux Émirats Arabes Unis, le musée du Qatar, le Mathaf de Doha, ou la collection Ibrahimi, une collection d'art moderne irakien qui se trouve à Amman, en Jordanie.

Détail de « Le Sacrifice » (« Le Prêtre ») (1974), de l’artiste irakien Abraham Hadad, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris.
Détail de « Le Sacrifice » (« Le Prêtre ») (1974), de l’artiste irakien Abraham Hadad, dans l’exposition « Présences arabes » au Musée d’art moderne de Paris. © Siegfried Forster / RFI

► Présences arabes. Art moderne et décolonisation, Paris 1908-1988, exposition au Musée d'art moderne de Paris, du 5 avril au 25 août 2024. 

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