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Entretien

Ohad Naharin, chorégraphe israélien: «Israël a besoin d'un changement politique, c'est certain»

À la tête de la Batsheva Dance Company, le chorégraphe israélien Ohad Naharin est l'un des chefs de file incontestés de la danse contemporaine. Ses spectacles se jouent dans le monde entier à guichets fermés, et jusqu’à l’Opéra de Paris. Militant pacifiste depuis toujours, il a partagé en janvier dans le quotidien de centre-gauche, Haaretz, son effroi concernant le déclenchement de la guerre à Gaza, après les attaques du Hamas, le 7 octobre dernier. Il a aussi fermement dénoncé la politique du gouvernement Netanyahu. Entretien avec un artiste qui s’exprime généralement peu dans les médias.

Ohad Naharin à New York, le 28 mars 2019.
Ohad Naharin à New York, le 28 mars 2019. Getty Images - Roy Rochlin
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RFI  : Depuis le 7 octobre dernier, les représentations de la Batsheva Dance Company ont été annulées au Japon, en Allemagne, aux États-Unis, mais étaient maintenues en France. Finalement, elles n'auront pas lieu. Pourquoi ?

Ohad Naharin : L'annulation est due aux mêmes raisons que pour toutes nos autres tournées : la sécurité des danseurs qui ne peut pas être garantie.

Qu’avez-vous ressenti le jour de l'attaque du Hamas dans le sud d’Israël, le 7 octobre, et les jours suivants ?

L'important n'est pas ce que j'ai ressenti. J'ai été témoin de quelque chose d'horrible en train de se dérouler. Je me souviens que je n'ai pas été surpris [très long silence].

Vous ne parlez jamais de vos idées politiques dans les médias. Vos spectacles les donnent à voir sans besoin de les expliquer. Pourquoi prendre la parole dans une récente interview pour le journal de centre-gauche Haaretz

Bonne question. Je pense que j'étais très... troublé. Très en colère. Frustré. Je voyais très clairement les actes répréhensibles en train de se passer. Je me sentais impuissant. Plusieurs personnes m'ont demandé de m'exprimer. J'ai refusé dans un premier temps, puis je me suis décidé. Je pense que c'était le bon choix. Parce que les gens ont peur de parler. Et, de mon côté, je n'ai pas peur.

Dans cette interview, vous avez fermement dénoncé les positions « messianiques » des colons de l'extrême-droite israélienne ainsi que la politique de Benyamin Netanyahu, « calomniatrice » d'Israël ? Des milliers de manifestants réclament un changement politique. Est-ce que vous aussi, vous souhaitez la tenue d'élections anticipées ?

Je ne sais pas si des élections peuvent aider si nous choisissons à nouveau les mauvaises personnes.  Mais Israël a besoin d'un changement politique, c'est certain. Je ne suis pas devin. Je vois seulement que ça va mal. Et si nous nous occupons de ce qui ne va pas maintenant, l'avenir sera meilleur.

Pensez-vous que l’antisémitisme est plus fort aujourd’hui  ?

Je ne suis pas un spécialiste de la question et il est peut-être trop tôt pour comprendre tout cela. Mais pour moi, je vois plutôt des positions anti-israéliennes, pas antisémites. Ce n'est pas la même chose. Beaucoup de gens confondent les deux. Ils prennent les choses personnellement, en tant que juifs, au lieu de comprendre qu'Israël est responsable de tels méfaits que cela provoque ce sentiment anti-Israélien partout dans le monde.

La Batsheva Dance Company est régulièrement confrontée à des boycotts (mouvement pro-palestinien BDS) dans le monde entier ? Comment pouvez-vous gérer cette situation en tant que militant de longue date pour la paix ?

Je pense que le fait d'être un militant pacifiste me facilite la tâche. Je respecte les thèmes abordés par les personnes qui défendent la cause palestinienne. Et j'essaie de leur donner de l'espace pour protester. J'essaie de créer un dialogue avec eux partout où nous allons. C'est ainsi. Je ne pense pas que cela aide la cause palestinienne, mais je comprends leurs motivations. La plupart du temps, les revendications portent sur l’occupation et le traitement des Palestiniens par le gouvernement israélien et par les colons. Des choses sur lesquelles je suis complètement d’accord.

Les danseurs de la compagnie travaillent-ils encore en ce moment  ?

Nous sommes environ 40 danseurs et la moitié d'entre eux viennent d'autres pays. La plupart des danseurs internationaux sont partis pendant quelques semaines. Mais ils sont revenus et maintenant, nous travaillons. Certains ont décidé de ne pas revenir. C'est triste, mais compréhensible. Nous reprogrammons beaucoup de spectacles ici à Tel Aviv. Et je pense que nous allons battre le record de représentations de l'histoire de la compagnie dans le pays. 

« 2019 », spectacle de danse sur des musiques traditionnelles en hébreu et arabe, du heavy metal et de la pop, est actuellement reprogrammé à Tel Aviv.
« 2019 », spectacle de danse sur des musiques traditionnelles en hébreu et arabe, du heavy metal et de la pop, est actuellement reprogrammé à Tel Aviv. AFP - PASCAL GUYOT

Vous dîtes souvent que nous ne sommes pas nos pensées, que nous sommes nos corps. Est-ce que la danse vous permet de mieux supporter les évènements actuels ? Et continuez-vous à danser tous les jours ?

Je me sens très chanceux que dans l'abîme de ma tristesse, je puisse encore flotter et que ce flottement soit en grande partie dû à la possibilité que j'ai de continuer à faire des recherches, des découvertes, de rencontrer mes collègues et de prendre soin de ma famille et de mes amis. Danser, être en mouvement, est une nécessité pour moi. Pour m'équilibrer et apporter un sens à ma vie.

Votre chorégraphie intitulée Last Work en 2015 était une véritable tempête, une réflexion puissante sur la violence, la folie du monde. Danser, c’est aussi avancer collectivement ?

Non. Malheureusement, l'histoire a prouvé que l'humanité ne réussit pas à aller de l'avant. Ce que nous pouvons faire, c'est élargir nos cercles de conscience. C'est là que l'art et la danse ont un rôle important à jouer, pour équilibrer l'axe du mal et de l'ignorance. Quand je parle d'art, je parle aussi de science, de philosophie et de création. Tout ce qui peut donner un sens à la vie. J'appelle cela aussi « l'art de vivre » parce que beaucoup de gens se contentent de survivre. Mais survivre n'est pas vivre. Quand on danse, on n'a besoin de rien. Aucun outil. Il faut juste de l'espace et du temps. 

Beaucoup de gens ont l'impression que leur corps est leur prison. Les gens me disent qu'ils se sentent enfermés dans leur corps. La beauté de la danse, c'est que tout d'un coup, ce corps qui était votre prison, devient l'élément qui vous libère grâce au mouvement. La danse nous relie à nos passions, au pouvoir de l'imagination, à la compassion, à la délicatesse. Elle améliore donc la qualité de nos vies.

 

Sur scène, les danseurs de la Batsheva tordent leur corps qui deviennent élastiques. Ils chutent, entrent parfois en transe, donnant au public une sensation très palpable du chaos ? Comment arrivez-vous à cela ?

J'aime le chaos. Pour moi, le chaos a une forme magnifique. C'est quelque chose que je ne peux pas décrire, mais je peux certainement m'identifier à sa clarté. C'est la différence entre nous et les meubles. Un meuble n'a pas de capacité au chaos. Les animaux, oui. Nous l'appelons le chaos invisible. Souvent, quand on fait un mouvement très simple, nous nous connectons à la disponibilité de faire beaucoup de choses que nous ne faisons pas pour le moment. Nous sommes prêts à interrompre le flux d'énergie. Le chaos joue donc un rôle très important dans ce que nous faisons.

Qu'est-ce que la « méthode gaga », le langage corporel que vous avez initié ? C’est danser avec un corps imparfait ? Lâcher prise aussi ?

Oui, c’est tout à fait cela ! Lâcher prise est une grande partie de ce que nous apprenons à faire. En lâchant prise, nous devenons plus conscients. Si vous avez des tensions, votre corps est très rigide, vous devenez parfois engourdi. Si vous lâchez prise, vous devenez conscient de tous ces endroits dans votre corps. Vous pouvez vous relier au toucher, à l'effort et au mouvement. Le lâcher-prise est donc très important. Mais Gaga, c'est surtout renforcer notre « moteur ». Parce que la vie est difficile et que nous devons porter beaucoup de choses. Quand le moteur est plus puissant, tout cela est plus facile à vivre. Le problème est à moitié résolu et tout devient plus léger !

Est-ce que d’autres artistes israéliens arrivent à s’exprimer publiquement comme vous le faites et militer pour la paix ? Ou y a-t-il une crainte trop forte ?

Israël est toujours une démocratie. Je peux encore m'exprimer. Je peux encore critiquer le gouvernement, des gens dans le gouvernement (l’extrême droite.- NDLR), et les mauvais agissements de l’armée israélienne. Je serais peut-être jugé et critiqué, mais je peux le faire. Je n'ai pas peur. Israël est toujours une démocratie à cet égard.

Mais vous avez une renommée internationale. Donc, on ne peut pas vous faire taire ?

Je ne pense pas que cela ait à voir avec un soutien international. Mais plutôt à la façon dont je me perçois en tant qu'être humain. Je ne me vois pas comme Israélien ou juif. Je me vois comme un être humain dans cet univers. C'est à travers leur humanité, et non à travers leur citoyenneté, que je vois les gens. Je vois clairement le bien et le mal, j'en parle et j'ai la chance de vivre dans un pays qui le permet. 

À voir :

  • Le documentaire réalisé par par Tomer Heymann, Mr Gaga, Sur les pas d'Ohad Naharin
  • Move, la série de Thierry Demaizière et Alban Teurlai produite par Netflix sur la danse contemporaine

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