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Entretien

«Schwaarze Mann», l’histoire du premier citoyen noir du Luxembourg

Jacques Leurs est né en 1910 au Congo, fils d’un colon luxembourgeois et d’une Congolaise. Abandonné au Luxembourg par ses parents restés au Congo-Belge, il grandit chez ses grands-parents en tant que premier citoyen noir du Grand-Duché. Longtemps méconnue, cette histoire a été « découverte » et racontée sous forme d’une symphonie de vie troublante, tragique et émouvante par Fränz Hausemer dans son documentaire présenté au Fipadoc 2022, « Schwaarze Mann, un Noir parmi nous ». Entretien.

Jacques Leurs (1910-1968), premier citoyen noir du Luxembourg, ici en tant qu’enfant avec le drapeau du Luxembourg.
Jacques Leurs (1910-1968), premier citoyen noir du Luxembourg, ici en tant qu’enfant avec le drapeau du Luxembourg. © Samsa Film
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RFI : Vous êtes musicien, réalisateur et, selon vos propres mots, « comédien à certains moments ». Qu’est-ce qui vous a touché tellement dans l’histoire de Jacques Leurs au point d’en faire un film 

Fränz Hausemer : L’histoire en elle-même et sa singularité. Le fait d’arriver en tant que première personne de peau noire dans un pays complètement composé d’habitants blancs, un pays un peu refermé sur lui-même, très provincial. Jacques Leurs a été débarqué là en tant que petit garçon comme un ovni, à un âge où l’on absorbe la culture autour de soi. Ça m’a touché, le fait d’être l’Autre. Pour moi, ce n’est pas forcément une histoire sur le racisme, mais sur le fait d’être différent. C’est quelque chose qu’on peut tous ressentir à un moment, c’est assez universel.

Jacques Leurs sera le premier citoyen noir du Luxembourg. Comment est-ce possible que ce soit vous qui faites le premier film sur lui, cinquante ans après sa mort en 1968 et plus qu’un siècle après son arrivée au Grand-Duché ?

Moi-même, je me suis posé la question quand j’ai commencé en 2011 à travailler sur ce sujet ? Je me suis dit, il doit y avoir eu des historiens, cette histoire a certainement été notée quelque part… mais non, Jacques Leurs est complètement passé entre les mailles du filet. C’est d’autant plus étonnant, parce qu’il était syndicaliste, très actif au niveau de la politique. Il était très connu, très apprécié, parce qu’il arrivait à parler aux deux bords politiques de l’époque : la gauche et la droite qui ne se parlaient pas. Donc, apparemment on a touché à un passé colonial qui a bel et bien existé, malgré le fait que le Luxembourg n’a pas eu de colonies. C’est grâce à une rencontre avec sa veuve, Léonie Leurs, que je suis tombé sur cette histoire.

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Jacques Leurs est né d’un père luxembourgeois, salarié d’une compagnie coloniale, et d’une mère congolaise, qui faisait partie d’un peuple opprimé. Lui, qui n’a pratiquement pas connu ses parents, comment a-t-il vécu cette double appartenance ?

C’est la question que je me pose dans le film. D’autant plus qu’il a ignoré pendant une grande partie de sa vie l’histoire de sa famille africaine. Ce n’est qu’à ses 30 ans que les langues commencent à se délier, qu’il commence à comprendre pourquoi son père l’a emmené au Luxembourg et pourquoi il l’a abandonné. Et de savoir qu’est devenu le reste de sa famille. À ce moment-là, il apprend qu’il a une sœur au Congo-Belge. Il essaie doucement de renouer avec cette histoire africaine de sa famille. Mais c’était assez douloureux pour lui de l’apprendre si tard.

Dans le film, je pose la question : comment pousser des ailes sans connaître ses racines ? Jacques Leurs était toujours entre les deux continents, entre l’Afrique et l’Europe. Et à un moment, à travers son action syndicaliste, il a essayé d’enjamber le grand océan, cet énorme trou entre ces deux mondes.

Jacques Leurs (1910-1968), premier citoyen noir du Luxembourg, était aussi syndicaliste et politicien au Grand-Duché du Luxembourg.
Jacques Leurs (1910-1968), premier citoyen noir du Luxembourg, était aussi syndicaliste et politicien au Grand-Duché du Luxembourg. © Tony Krier / Samsa Film

Comment avez-vous filmé le Congo et les liens de Jacques Leurs avec le Congo ?

Je me suis posé cette question assez tôt dans l’écriture du film. Est-ce qu’on y va là-bas ? Est-ce qu’on va au Congo, le filmer aujourd’hui ? Mais pour trouver quoi ? Avec beaucoup de chance, peut-être aurait-on retrouvé la maison coloniale de son père où il travaillait à l’époque pour la Lomami Company qui produisait du caoutchouc. Puis, je me suis dit que c’était un effort énorme à faire pour finalement peut-être retrouver que des traces. J’avais l’impression d’être beaucoup plus près de ces traces à travers ces témoignages, les lettres que lui-même a écrites quand il est allé en Afrique plus tard et aussi à travers les lettres de son père, des lettres formidables qui sont venues comme un cadeau du ciel. Des lettres qui datent de 1905 et 1906 où son père raconte sa vie quotidienne au Congo, parmi les indigènes.

Je voulais traiter le Congo comme Jacques l’aurait imaginé étant enfant. Parce que Jacques avait oublié ce Congo. Il est venu à l’âge de 2 ans au Luxembourg. Il y a grandi. J’imagine que ce Congo est devenu une sorte de fantasme dans sa tête. Pour cela on a utilisé beaucoup l’animation, le dessin, tous ces supports graphiques, pour construire un Congo pas réaliste, mais comme il aurait pu naître dans la tête d’un garçon de 5, 6, 7 ou 10 ans, totalement coupé de ce monde-là. Je trouvais cela beaucoup plus intéressant que de m’y rendre et de filmer une hutte abandonnée.

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Au Luxembourg, Jacques Leurs grandit parmi les indigènes luxembourgeois. Comment a-t-il vécu son enfance et sa jeunesse ?

C’est très ambigu. Jacques était à la fois accepté, on le nomme « Notre Jacques », parmi les cheminots, il était l’un des leurs. En même temps, il y avait aussi un rejet, parce qu’il était différent. Il pouvait exceller à l’école, était très apprécié, très bien soigné, mais là derrière, il y avait une idée de se dire : il faut que je sois mieux que les autres, sinon on va toujours me pointer du doigt, me traiter de toutes sortes de noms. Donc, c’était ambigu.

Une partie de sa famille, du côté de son père, l’a complètement rejeté. Un oncle ne lui a pas adressé la parole pendant des années alors qu’ils travaillaient ensemble, dans la même gare. C’est fou. Il y avait beaucoup de non-dits dans la famille. Je pense que c’est typique pour cette époque où les gens ne parlaient pas de leurs émotions, de leurs peurs. Et il y avait aussi ce : qu’en diront les gens ? C’était quelque chose d’assez opprimant. Il en a souffert. Je connais quelques anecdotes qui ne sont pas dans le film où l’on traite de « sale Noir » et on le rejette. En même temps, il avait des amis partout et des gens qui le soutenaient vraiment.

Grâce à Léonie Leurs, la veuve de Jacques Leurs, le documentaire « Schwaarze Mann – un Noir parmi nous », de Fränz Hausemer, a pu voir le jour.
Grâce à Léonie Leurs, la veuve de Jacques Leurs, le documentaire « Schwaarze Mann – un Noir parmi nous », de Fränz Hausemer, a pu voir le jour. © Samsa Film

Jacques Leurs était cheminot, syndicaliste, politicien… Il a réussi dans la vie et réussi sa vie, mais il ne voulait pas avoir d’enfant pour lui éviter à vivre ce qu’il a vécu. A-t-il eu le sentiment d’être resté sur un échec ?

Oui, il y avait cet échec dans sa vie. Le fait de refuser d’avoir un enfant avec la femme qu’il aimait et par laquelle il était aimé. Léonie aurait désiré d’avoir un enfant. Elle n’avait pas honte par rapport à l’idée d’avoir un enfant métissé d’un métis. Lui, il ne se sentait pas capable. Il ne faut pas oublier qu’il venait de passer la période de l’occupation par les nazis en 1940 où il était persécuté. On l’avait menacé de l’émasculer, de lui prendre sa virilité pour qu’il n’ait pas d’enfant. À l’époque, les nazis disaient : vous ne devez pas avoir d’enfants des hommes et de femmes de « 5e » et de « 6e » classe. Cela a laissé des cicatrices profondes.

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Le courage de sa femme, Léonie Leurs, est-il aujourd’hui reconnu dans la société au Luxembourg ?

Aujourd’hui, elle est reconnue, grâce aussi à ce film que j’ai pu faire ensemble avec elle. Sans son témoignage, ce film n’aurait pas vu le jour. Plein de gens la connaissaient, parce que c’était une femme formidable, avec une très grande énergie, très engagée dans plein de choses. Et bien sûr, on connaissait son mari, mais en tant que syndicaliste, politicien, sportif, président du comité olympique du Luxembourg… mais l’histoire plus intime, plus privée, malheureuse aussi, beaucoup de gens l’ont apprise par Schwaarze Mann. Grâce au film, on a vraiment mesuré ce qu’ils ont vécu ensemble. Ensuite est venue une certaine reconnaissance. Heureusement. Léonie Leurs était tellement fière qu’on porte son histoire à l’écran. Et je suis extrêmement content qu’elle a pu voir le film avant qu’elle décède, à l’âge de 102 ans, il y a deux ans. Mais elle a vu le film. Pour elle, c’était comme une confession. Elle m’a dit : « De cela, je n’ai pas parlé depuis 50 ans. Mais je sais que je suis arrivée à la fin de ma vie et j’ai besoin d’en parler. De tout ce qui est mauvais aussi, de tout ce qui m’a fait mal, mais aussi de toutes les belles choses. »

Depuis la sortie de Schwaarze Mann – un Noir parmi nous, quelles sont les réactions au film ?

Après les salles de cinéma, nous avons pu le montrer aussi ailleurs. Il y avait beaucoup de demandes par des écoles, des centres culturels… Très souvent, on m’a invité pour venir discuter avec le public, des discussions d’une heure, d’une heure et demie. Les gens sont restés en salles. Pareil pour les jeunes dans les écoles, ils posaient énormément de questions. Maintenant, on est dans des classes avec une mixité sociale et on retrouve un peu toutes les origines. Comme en France aussi, il y a des enfants de toutes les origines, ils ne sont pas tous de la même couleur de peau. Et ils connaissent ces problèmes aujourd’hui. Avec ce film, tout à coup, ils se rendent compte que cette histoire a déjà existé il y a presque un siècle.

Fränz Hausemer, réalisateur de « Schwaarze Mann – un Noir parmi nous ».
Fränz Hausemer, réalisateur de « Schwaarze Mann – un Noir parmi nous ». © Siegfried Forster / RFI

► Pour aller plus loin dans l’histoire de Schwaarze Mann – un Noir parmi nous, de Fränz Hausemer => Dossier pédagogique autour de Jacques Leurs

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