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Japon

Japon: le shinto, des rituels privés mais une affaire d'État

L'abdication de l'empereur régnant du Japon, Akihito, remplacé ce mercredi 1er mai 2019 par son fils Naruhito sur le trône, a donné lieu depuis deux jours, aussi bien dans le palais que dans les temples du pays, à toute une série de rituels shinto, la religion première dans l'archipel. En la matière, la Constitution de 1947 est claire : tout ce qui touche à la sphère religieuse est une affaire privée de la famille impériale. Pas si simple dans le contexte actuel.

L'ancien empereur Akihito au moment de son abdication, le 30 avril 2019.
L'ancien empereur Akihito au moment de son abdication, le 30 avril 2019. REUTERS
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Les observateurs des cérémonies d'abdication et d'intronisation des empereurs Akihito et Naruhito, mardi et mercredi au palais impérial de Tokyo, auront sans aucun doute aperçu, dans la salle de pin, deux paquets fermés qui semblaient à l'évidence centraux dans les rituels. Que contiennent-ils exactement ? Personne ne le sait avec précision, et l'empereur ne le sait peut-être pas non plus.

Ces items reviennent désormais à Naruhito, nouveau tenno, « l'empereur » comme on l'appelle communément en Occident. Il devra les laisser à son successeur par la suite ; car ce sont deux des trois trésors immémoriaux de la famille impériale de l'archipel. Ou plutôt des répliques de ces trésors, les originaux se trouvant tout ou partie dans des lieux tout aussi discutés que leurs répliques.

Ces items sont particulièrement forts sur le plan mythologique et politique. Si le père d'Akihito a dû déclarer publiquement qu'il n'était qu'un homme en 1946, sous le contrôle des Américains, et si Akihito lui-même a par la suite démontré son attachement viscéral à la Constitution laïque de 1947, qui fait de lui un « symbole de l'Etat » et non un dieu vivant, bon nombre de Nippons pensent l'inverse.

Les trésors de la famille impériale, présentés à Naruhito en l'absence des princesses, lors du rituel «Kenji-to-Shokei-no-gi», pendant l'intronisation de l'empereur à Tokyo le 1er mai 2019.
Les trésors de la famille impériale, présentés à Naruhito en l'absence des princesses, lors du rituel «Kenji-to-Shokei-no-gi», pendant l'intronisation de l'empereur à Tokyo le 1er mai 2019. Imperial Household Agency of Japan/Handout via Reuters

Pour le Premier ministre Shinzo Abe lui-même, l'empereur est une divinité sur Terre, un « akitsumikami ». Aussi, si la maison impériale prend toujours le soin minutieux d'entretenir le mystère autour de ces trésors sans jamais qu'on les voie, c'est parce qu'ils incarnent, même si la Constitution n'en souffle mot, une relation intime aux dieux, les « kami », plus qu'un symbole du pouvoir sur les hommes.

Dans la lignée des Yamato, plus vieille dynastie régnante au monde, l'empereur a très peu incarné le pouvoir temporel historiquement. Sans doute a-t-il régulièrement servi à justifier l'action politique des hommes de son temps, mais toujours depuis un univers à part, entre Ciel et Terre. Hormis, et c'est encore relatif, pendant la période du shinto d'État, entre la restauration Meiji et la Seconde Guerre mondiale.

La lignée impériale n'a jamais véritablement possédé le pouvoir politique. Sauf pendant l'épisode un petit peu particulier de la modernité, c'est à dire fin XIXe et début XXe siècle jusqu'à la guerre, l'empereur n'a jamais véritablement été l'homme du pouvoir. Il est simplement, selon la tradition, l'intermédiaire entre les dieux et les hommes. C'est un médium, qui a pour fonction de faire connaître la volonté des dieux et surtout de réaliser des prières propitiatoires, des rituels propitiatoires, de manière à ce que le pays bénéficie de bonnes récoltes, etc. Donc c'est ça son rôle, véritablement, ce n'est pas un rôle politique. C'est pour ça que définir cette monarchie comme une monarchie, c'est disons tout à fait discutable. C'est une monarchie religieuse à l'origine, plus qu'une monarchie politique

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Pierre-François Souyri, professeur honoraire à l’université de Genève, auteur de «Nouvelle Histoire du Japon» (éd. Perrin, 2010)

Igor Gauquelin

Le mythe de la déesse du soleil, Amaterasu

L'empereur du Japon est une sorte de pape héréditaire. Et selon les plus anciens écrits disponibles en la matière, les ouvrages Kojiki et Nihon Shoki, achevés en 712 et en 720, les trois trésors du trône japonais sont les items qui l'accompagnant depuis l'époque de Jinmu, premier tenno de la liste officiel, qui n'a pas d'existence avérée mais aurait fondé le Japon il y plus de 2 600 ans selon le shinto.

Dans ce récit mythologique, les îles de l'archipel ont été dessinées lors des évènements de la vie des divinités, les kami. Jinmu, un personnage légendaire, est censé être l'arrière-petit-fils d'un kami, lui-même petit-fils de la figure de proue de toute la mythologie, à savoir la déesse du soleil Amaterasu, fille du principal procréateur du monde, Izanagi, comme ses deux frères Tsukiyomi et Susanoo.

Autrement dit, la maison impériale actuelle du Japon fonde ses droits au trône du chrysanthème, l'emblème familial, sur une descendance directe avec la déesse du soleil. Amaterasu aurait envoyé son petit-fils pour régner parmi les hommes, et trois générations plus tard, ce serait arrivé avec Jinmu, tenno de la « puissance divine ». Et elle aurait confié trois objets personnels à son petit-fils au préalable.

Représentation de la déesse du soleil, Amaterasu, sortant de la caverne où elle s'était retranchée dans le Takama-ga-hara, le domaine des dieux.
Représentation de la déesse du soleil, Amaterasu, sortant de la caverne où elle s'était retranchée dans le Takama-ga-hara, le domaine des dieux. Domaine public / Wikimedia

Le petit Yasakani no magatama, le joyau, serait un ornement issu des temps les plus anciens. Et l'épée légendaire Kusanagi-no-tsurugi serait un cadeau du tumultueux frère d'Amaterasu, le kami des tempêtes, qu'elle avait banni. Ces items sont ceux qui ont été utilisés mardi et mercredi dans le processus de passation du trône japonais. Le troisième trésor, le miroir Yata no Kagami, serait à Ise.

Ce miroir est l'objet ayant permis aux kami de faire sortir de la grotte où elle s'était retranchée la déesse Amaterasu ; un subterfuge pour faire revenir le soleil. Et tout un récit mythologique très symbolique, ancien, dont les rites ont été totalement revisités lorsque le shinto a été érigé en religion d'État, avec l'empereur en figure centrale, jusqu'à l'adoption de la Constitution de 1947, laïque.

Pour les nationalistes japonais, la dimension sacrée de l'empereur est essentielle. Ils ont toujours la nostalgie de l'époque du Japon impérial, celui d'avant la guerre, de pendant la guerre, du système politique qui a été démantelé par les Américains à la fin de la guerre. Et dans ce système-là, l'empereur était un peu la clé de voûte de tout le système politico-religieux. Dans leur conception, dans leur sensibilité, l'empereur est toujours quelqu'un de sacré. C'est-à-la fois un descendant de la déesse du soleil, et à la fois un grand prêtre de la nation japonaise. Toute la construction de l'État-nation japonais est basée sur des études nativistes, où un certain nombre d'intellectuels pendant toute la période d'Edo, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, ont fait des recherches pour déterminer ce qui était purement japonais, et sont arrivés à la conclusion qu'il fallait donc revenir aux textes sacrés fondamentaux, c'est-à-dire le «Kojiki», qui est un récit mythologique de la création de l'archipel japonais par les divinités. Le shinto, c'est ce qui est, en tout cas dans leur conception, purement indigène

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Thierry Guthmann, professeur à l'université de Mie, auteur de l'article «Résurgence du shinto d’État?», dans l'ouvrage «L'essor des nationalistes religieux» (Demopolis).

Igor Gauquelin

Le désir de rompre avec une religion d'État

La construction de l'État-nation, et du shinto d'État, trouvent une date-clé dans ce que l'on appelle la restauration Meiji, en 1867-1868, lorsque le dernier représentant de la dynastie de shoguns, des rois qui dirigeaient le Japon depuis 1603, a remis ses pouvoirs à l'empereur. « Avant ça, le shinto, c'était surtout des rites locaux, villageois, animistes », explique Thierry Guthmann sur RFI.

Le shinto prend son essor au Japon bien avant, pendant le Moyen-Âge. Bien avant que l'archipel, pendant l'ère de la modernité, n'en vienne à dominer la Russie, la Corée ou encore la Chine. Mais dès l'époque d'Edo, certains éléments identifiés comme venant de Chine, des éléments bouddhistes par exemple, sont progressivement exfiltrés de ce qui constituera ensuite le nationalisme japonais.

« Il reste aujourd'hui des aspects confucianistes assez forts, tout ce qui est piété filiale en particulier, dans les familles. Les enfants par rapport au père, mais aussi les Japonais eux-mêmes par rapport à l'empereur, qui est considéré comme le père de la nation », analyse Thierry Guthmann. Quant à Amaterasu, elle est centrale sur les drapeaux japonais, représentée par le rond rouge, avec ou sans ses rayons.

De gauche à droite: Masako, Naruhito, Akihito et Michiko, le 2 janvier 2019 au palais impérial de Tokyo, face à la foule brandissant des drapeaux du Japon.
De gauche à droite: Masako, Naruhito, Akihito et Michiko, le 2 janvier 2019 au palais impérial de Tokyo, face à la foule brandissant des drapeaux du Japon. REUTERS/Issei Kato/File Photo

L'empereur Naruhito, comme avant lui son père, son grand-père et le grand-père de celui-ci, Meiji, est donc le résultat d'un mélange de cultures ancestrales, qui a ensuite bifurqué sur une histoire de réappropriation dans un but politique, avant d'être repoussé vers le seul champ spirituel suite à une défaite. La patrilinéarité fait qu'aux yeux des plus fervents croyants, il descend de Jinmu et des dieux.

S'il est impossible empiriquement de faire remonter son arbre généalogique aussi loin - 26 siècles -, le tenno peut se targuer d'être le fruit d'un principe n'ayant souffert d'aucune exception prouvée pour une période s'étendant tout de même à plus de 15 siècles. Le 1er mai 2019, c'est donc le début d'une nouvelle ère, Reiwa dans le calendrier japonais. La « belle harmonie », 126e ère.

Il y a un jeu politique qui semble être à l’œuvre derrière la décision d'Akihito, dans la mesure où lui, il se sent vieillir, ça c'était une évidence, et qu'il voit de l'autre côté un gouvernement ayant une volonté de plus en plus nette de renforcer l'idée que le Japon est un État à part entière, avec un chef de l’État et une armée qui est capable de faire la guerre. Il y a là un jeu: l'empereur souhaite, je pense, permettre à quelqu'un de plus jeune, son fils en l'occurrence, de prendre le flambeau pour ne pas être dans une position de vulnérabilité. Parce que pour l'instant il a sa tête, mais si dans deux-trois ans, il est plus fatigué qu'il ne l'est maintenant, il sera moins en mesure de pouvoir opposer une résistance au gouvernement.

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Michael Lucken, historien, spécialiste du Japon, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales

Joris Zylberman

L'ambiguïté du statut de l'empereur japonais

À l'automne, Nahurito observera encore des rites. « L'empereur devient réellement empereur lors d'un rituel shinto très ancien, reformaté à l'époque de la modernité. Il s'isole dans une hutte, une petite maison en bois construite pour l'occasion, et au cours de la nuit, il reçoit la visite d'Amaterasu, qui lui donne les instructions nécessaires à la conduite des bonnes affaires », confie Pierre-François Souyri.

Il pourra ainsi s'acquitter de ses obligations ancestrales, notamment demander à son ancêtre de bonnes récoltes pour l'archipel. « Évidemment, ce rituel relève d'une mythologie qui remonte aux choses les plus anciennes, mais il ne peut être diffusé en public. Parce que par définition, à moins de croire que la déesse du soleil va vraiment rendre visite à l'empereur, il ne se passe rien », fait remarquer M. Souyri.

Toutes ces cérémonies doivent se dérouler, certains le regrettent et d'autres insistent pour qu'il en soit ainsi, dans un cadre privé. Elles ne sauraient être prises en charge par l'État. Et les empereurs actuels eux-mêmes auraient une croyance très relative à l'égard du culte qu'ils incarnent. De quoi créer une sorte de décalage avec les nostalgiques japonais, aujourd'hui plus royalistes que le roi.

Les quatre fils de l'empereur Taisho en 1921: l'aîné Hirohito, et ses cadets Takahito, Nobuhito et Yasuhito. La période militariste d'avant-guerre au Japon.
Les quatre fils de l'empereur Taisho en 1921: l'aîné Hirohito, et ses cadets Takahito, Nobuhito et Yasuhito. La période militariste d'avant-guerre au Japon. Domaine public / Wikimedia

Officiellement, Naruhito entend comme son père continuer à moderniser la plus ancienne dynastie régnante au monde, la mettre en accord avec son temps. Il refuse que l'institution impériale soit un enjeu de pouvoir politique, alors que le Premier ministre cherche à réviser la Constitution pacifique et à recentrer, comme avant-guerre, la société japonaise autour du shinto et de l'empereur.

Nahurito veut « agir conformément à la Constitution » et remplir ses obligations de « symbole de l'État et de l'unité du peuple, en ayant toujours le peuple à l'esprit et en me tenant toujours à son côté ». Il l'a dit au Premier ministre, dans la droite ligne d'Akihito qui, la veille, avait signifié une dernière fois à Shinzo Abe qu'il n'était qu'un homme et non un dieu. Un homme qui, toutefois, a gardé tous ses trésors.

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