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Les preuves, des faits

Manifestations, pourquoi les chiffres divergent

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En France, si les manifestations sont à chaque fois différentes, il y a une constante qui ne change pas, les chiffres donnés par la police et les syndicats ont toujours un écart important.

Manifestation contre les ordonnances de réforme du Code du travail, à Paris, le 12 septembre 2017.
Manifestation contre les ordonnances de réforme du Code du travail, à Paris, le 12 septembre 2017. REUTERS/Charles Platiau
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C’est une spécificité française, il faudrait même dire latine, sachant que les Espagnols et les Italiens ont également la calculatrice qui «  radote ». C’est vrai en tout cas que nos confères des pays nordiques ou anglo-saxons ouvrent à chaque fois de grands yeux quand ils entendent notre double décompte : d’un côté le chiffre de la préfecture de police, de l’autre celui des syndicats avec souvent, le grand écart entre les deux.

• Comment expliquer de telles différences d’appréciation ?

D’abord parce qu’il faut une certaine technique, ce n’est pas simple de compter une foule en mouvement. D’expérience, on a souvent cette question, à nous, journalistes, quand on est sur le terrain en début de manifestation : « Alors, il y a du monde ? » Et à chaque fois, on se trouve un peu bête, un peu coincé à compter sur nos dix doigts.

Si bien que l’autre fois, on s’est basé sur le témoignage d’un marchand ambulant de sandwichs bœuf curry bio qui nous disait qu’il avait moins vendu que la semaine précédente. Ce qui, on en convient, n’est pas vraiment une méthode des plus scientifiques...

• Un problème technique de comptage, mais aussi un chiffre à valeur politique

Dans un pays où l’on descend dans la rue faute de pouvoir négocier, c’est souvent un bras de fer et donc le chiffre peut-être instrumentalisé. Ça vaut même pour les rassemblements politiques d’ailleurs.

On se souvient d’un dimanche de mars au Trocadéro au printemps dernier, et du fameux « il pensait que j’étais seul » d’un candidat à la présidentielle et de son directeur de campagne annonçant la présence de 300 000 militants, alors que la place du Trocadéro ne peut en accueillir que 30 000 personnes.

• Comment les manifestants sont comptabilisés par la préfecture de police ?

Il y a généralement un ou deux points d’observation en fonction de l’importance des cortèges. Ce sont des points en hauteur, un balcon au deuxième étage d’un immeuble par exemple où se trouvent deux fonctionnaires qui activent leur compteur tous les dix manifestants.

À la fin de la manifestation, on ramasse les compteurs et on prend le chiffre le plus haut que l’on majore de 10 %, c’est la marge d’erreur. Puis on rentre à la préfecture et on regarde les vidéos de la manifestation. Là, un logiciel fait ses calculs, généralement le chiffre est inférieur au comptage manuel et c’est encore une fois le chiffre le plus haut qui est conservé.

• Et comment font les syndicats ?

Eux aussi ont leurs compteurs, eux aussi comptent manuellement en ajoutant parfois le nombre des places réservées dans les cars par chacune des fédérations.

• Dans ces conditions, qui dit vrai ?

Nous ne sommes plus en 1968 où Daniel Cohn-Bendit contestait les chiffres annoncés par les autorités, et du coup, les chiffres de la police sont non seulement fiables, mais souvent exacts. C’est ce que nous a répété la sociologue Dominique Schnapper, directrice d’études à l’EHESS et membre honoraire du Conseil constitutionnel 1. En 2015, elle a rendu un rapport sur les méthodes de comptage après avoir accompagné les policiers sur le terrain. Le compte est bon pour la police.

C’est en tout cas un enjeu démocratique cette histoire de comptage. Et plusieurs médias ont décidé eux même de faire leurs propres relevés : Médiapart, Le Figaro ou Libération s’y sont essayés et ils ont publié des chiffres de participation… inférieurs à ceux de la préfecture. D’autres comme nos confrères d’Europe 1 se sont appuyés sur une société espagnole notamment. Certains ont encore proposé l’usage de drones, ou encore de compter les smartphones.


1 Entretien avec la sociologue Dominique Schnapper

En 2014, la sociologue Dominique Schnapper a suivi les policiers chargés du comptage des manifestants. La commission qu’elle présidait a rendu un rapport le 15 avril 2015 sur les méthodes employées par la préfecture pour recenser le nombre de personnes présentes dans les cortèges. L’ancienne membre du Conseil constitutionnel, directrice d’études à l’EHESS est aujourd’hui formelle : le compte est bon pour la Police !

Dominique Schnapper : Nous avons formé une commission avec Pierre Muller, inspecteur général de l’INSEE et Daniel Gaxie, professeur de sciences politiques à Paris I, et nous avons passé six mois à suivre les démarches de la préfecture de police pour voir comment il faisait leurs comptes. Le préfet de police de l’époque, Bernard Boucault était un peu agacé et je le comprends de ce grand écart entre police et syndicat. Quand la police dit 30 000, les manifestants disent 150 000 et on se dit 'ce doit être entre les deux'. Or, en réalité c’est le chiffre de la police qui est le bon.

RFI : Il a fallu que votre commission intervienne, qu’elle joue les arbitre en quelque sorte, pour que des journaux aussi divers que le FigaroLibération reprennent les chiffres de la police...

C’est une bonne chose, c’était au départ une idée de Jean-Claude Colliard qui était avec moi au Conseil constitutionnel. Mon confrère trouvait que la démocratie était ridiculisée par ces deux chiffres et il espérait que cette commission totalement indépendante pourrait dire la vérité. Je vous trouve optimiste en disant que les médias reprennent le chiffre de la police, parce que j’ai encore vu récemment dans le journal Le Monde, les deux chiffres mis en parallèle comme s’ils étaient du même ordre. Or, ils ne sont pas du même ordre. Celui revendiqué par les manifestants est un chiffre farfelu, un chiffre politique qui ne repose sur rien. Alors que celui de la police est aussi exact qu’il peut l’être.

On n’est plus en 1968, à une époque où Daniel Cohn-Bendit contestait le chiffre de la police.

Il était justement hier avec les préfets de police et il racontait le ridicule qu’il ressentait quand il retournait en Allemagne et que ses camarades lui lançaient pour plaisanter : Alors ces manifestants ils étaient 30 000 ou 150 000. Et c’est vraiment l’image de la démocratie française qui est remise en question par ce ridicule.

Comment expliquer que cet écart perdure ?

J’avoue que pendant longtemps en bon français moyen, avant cette enquête, je me disais 'ce doit être entre les deux'. Je me doutais bien que les manifestants augmentaient le chiffre, mais je me disais entre les deux et je n’en tirais aucune conclusion. Et puis après ce travail, non il faut prendre les chiffres de la police comme vrais. Nous avons été sur le terrain avec les policiers et chaque fois on a obtenu des chiffres inférieurs. Et quand ils ont des doutes, ils refont passer la vidéo du déroulement de la manifestation. Ils ont d’ailleurs ouvert l’exercice à tous les journalistes.

Ce travail de vérification est aussi un moyen de lutter contre les « fake news » ?

Oui, car les deux chiffres reposent sur l’idée qu’il n’y a plus de faits. On donne n’importe quel chiffre et tous ces chiffres ont le même sens. Or en l’occasion, il y a des faits et les chiffres de la police sont les vrais chiffres, les autres sont des revendications politiques. Ils ne sont pas à mettre sur le même plan, car ils ne sont pas du même ordre.

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