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Reportage

Vins du Danube: le salut par le retour à la nature?

Le vignoble de Negotin était autrefois l’un des plus réputés de Serbie mais il est tombé en déshérence depuis des années. Un couple de Français essaie de le faire renaître en produisant des vins biologiques et naturels. Des Italiens tentent la même aventure en Roumanie... La renaissance des vins du Danube sera-t-elle bio ?

Vignoble de Rogljevo.
Vignoble de Rogljevo. RFI/Laurent Geslin
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« Quand j’étais jeune, ici il n’y avait que des vignes. Il n’y avait pas un pouce de terre qui n’était pas travaillée ». Goran Jovanovi, la cinquantaine, escalade au volant de son tracteur les collines qui surplombent Rogljevo. Aujourd’hui, seules quelques parcelles sont encore entretenues. Au loin, du côté bulgare de la frontière, on aperçoit la masse énorme de la Stara Planina, la « Vieille Montagne », que les Turcs appelaient le mont Balkan. Le Danube, par contre, se fait invisible, caché derrière une autre ligne de collines. C’est pourtant lui qui apporte, même au cœur de l’hiver, un souffle tiède venu de la mer Noire.

Rajac, Rogljevo et Smedovac, ces trois villages de la région de Negotin, dans l’est de la Serbie, sont connus depuis des siècles pour leur vignoble. Ici, la vie se déroule sur plusieurs niveaux : en bas, au fond des vallées, il y a les maisons où l’on vit. Plus haut, à flanc de coteau, on trouve un second village, celui des caves - de vieilles bâtisses aux épais murs de tuffeau, qui garantissent une température quasi-constante tout au long de l’année. Au-dessus sont plantées les vignes. Il n’y avait autrefois qu’à faire rouler les barriques jusqu’au port de Prahovo, sur le Danube, pour que les vins de la région partent à la conquête de l’Europe. Ils étaient réputés en Slovénie, et furent même consommés jusqu’à Paris, à la fin du XIXe siècle, quand le vignoble français était ravagé par le phylloxéra. C’est de cette époque que date la fortune de Rogljevo : le village compte toujours plusieurs dizaines d’opulentes maisons, « qui ont toutes été construites avec le vin », rappelle Ljubavka Jovanovi, la mère de Goran. Mais aujourd'hui, elles tombent en ruine.

À l’époque du socialisme yougoslave, les vignerons de Rogljevo ont arrêté de produire eux-mêmes leur vin. Ils vendaient leur raisin à la coopérative Krajina Vino, qui achetait à très bon prix, garantissant aux villageois la prospérité. « Beaucoup de gens travaillaient aussi à la ville, à Negotin, dans les usines ou bien sur le port de Prahovo, mais tout le monde entretenait sa vigne », se rappelle Goran. Le village avait une école remplie d’enfants, et même un cinéma, qui a fonctionné jusqu'en 1992. « Et c’était toujours des fêtes, pour la fin des vendanges, pour les mariages, quand les jeunes partaient au service militaire », se souvient Ljubavka. La vieille dame est arrivée à Rogljevo il y a plus d'un demi-siècle, après avoir épousé un homme du village. Elle est toujours la première dans les vignes, mais elle assiste, résignée, à la lente agonie de la région.

Le vignoble de Rogljevo racheté par un couple de Français

Au début des années 1990, quand la Serbie de Slobodan Milosevic était frappée par les sanctions internationales, la coopérative a fait faillite. « Les gens se sont remis à faire du vin eux-mêmes, mais il n’y avait pas d’acheteurs », continue Goran. Alors les habitants de Rogljevo sont partis vers Belgrade et surtout vers l’Autriche et l’Allemagne, à la recherche d’une vie meilleure. Aujourd’hui, le village ne compte plus que 70 habitants, aucune naissance n’a été signalée depuis plus de quinze ans. Seules quelques rares parcelles de vigne sont encore exploitées.

En 2007, Estelle et Cyrille Bongiraud, un couple de vignerons bourguignons ont découvert le vignoble de Rogljevo, presque par hasard. « Nous savions que l’on faisait du vin ici, mais nous ne l’avions pas encore goûté. Puis, en nous promenant, notre voiture est tombée en panne. Nous sommes entrés dans une maison pour demander de l’aide. On nous a servi du vin, nous sommes allés voir la vigne », raconte Cyrille. Ils perçoivent immédiatement la qualité exceptionnelle de ce terroir. « C’était en juillet, nous avons pré-acheté la récolte d’une petite vigne de cabernet sauvignon, et nous l’avons vinifiée, pour voir. Cette vigne est toujours à la base de la Tajna, notre grand vin rouge, que nous élevons deux ans en fûts puis deux ans en bouteilles ». Avant de se lancer, les deux Bourguignons ont tout de même dû convaincre les paysans serbes de mener une opération à laquelle ceux-ci n’étaient pas habitués : procéder à une vendange en vert, c’est-à-dire réduire le nombre de grappes portées par chaque pied, afin de soulager les ceps et d’amener le raisin restant à une meilleure maturité.

« La culture du vin commence à peine à renaître en Serbie »

Depuis, Cyrille et Estelle ont pu acquérir quelques arpents, mais ils continuent d’acheter du raisin à des vignerons de confiance, qui respectent de strictes exigences, interdisant les traitements chimiques. L’aventure des Français a d’abord été accueillie avec un peu de scepticisme par les habitants du village, reconnaît Goran. « Certains ont dit qu’ils étaient fous, qu’ils faisaient leur vin comme autrefois, au début du XXe siècle, mais ils ont vu que la qualité était au rendez-vous, et puis qu’ils tiraient un bien meilleur prix de leurs bouteilles que le vin en vrac que nous vendions ». Ces vins nature ont trouvé leur petit public d’amateurs, surtout à l’étranger, en Belgique, au Canada, au Japon ou aux États-Unis, chez des cavistes ou dans des restaurants gastronomiques. « La culture du vin commence à peine à renaître en Serbie, mais nos bouteilles ne correspondent pas au goût dominant qui va vers des vins lourds et puissants, sans acidité. Les gens ne comprennent pas encore qu’un vin doit avant tout exprimer son terroir, ce que nous essayons de faire à Rogljevo », explique Estelle.

600 kilomètres plus à l’est, en Roumanie, ce sont des vignerons italiens qui ont créé, voici dix ans, le Domaine de La Sapata, dans les collines qui entourent la ville de Tulcea, aux portes du Delta du Danube. Ici aussi, on refuse les pesticides, les intrants, et la vigne est travaillée avec des chevaux. « Ce n’est pas du folklore », précise Roberto Pieroni, l'un des deux propriétaires. « Le cheval nous permet d’aller beaucoup plus près du cep que ne le ferait un tracteur. Du coup, on gagne du temps quand les femmes terminent le travail à la binette ! ». La production biologique demande de toute manière plus de main-d’œuvre, reconnaît le vigneron, et c’est là où, paradoxalement, le bât pourrait bientôt blesser.

Les habitants de ces régions pauvres de l’est de la Roumanie, où les fermes d’État et les coopératives ont fermé leurs portes au début des années 1990, n’imaginent plus l’avenir autrement qu’en émigrant en Occident. « Nous offrons de bons salaires par rapport aux standards roumains, nous payons les assurances sociales, toutes les charges. Mais depuis quelques années, nous avons de la peine à trouver de la main-d’œuvre, soupire Roberto. C’est comme si les gens préféraient s’exiler et vivre dans la misère à Milan ou à Paris plutôt que de rester chez eux en ayant la possibilité de travailler et de vivre décemment ».

Le constat est le même à Rogljevo où l’on fait venir des journaliers de la Bulgarie voisine pour les travaux de la vigne et les vendanges. « Les Bulgares demandent 25 euros par jour, plus la nourriture, c’est beaucoup pour nous, se plaint Ljubavka Jovanovi. Mais comment faire autrement ? Chez nous, il n’y a plus que des vieux ». Les vins bios du Danube parviendront-ils à s’imposer, pourront-ils sauver ces vieilles terres viticoles de la désertification ? Ljubavka Jovanovi ne se fait pas d’illusion. « Nous continuerons à faire du vin tant que Cyrille et Estelle seront là. S’ils s’en vont, il sera temps d’arrêter, nous aussi ». Et si les derniers habitants des villages disparaissent, la nature aura vite fait de submerger les collines de Rajac, de Rogjlevo ou de Tulcea.

A partir du mois de septembre, Accents d'Europre vous propose une série de reportages sur la vie autour du Danube

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