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Prix Bayeux

Mémorial des reporters: «On voit les stèles remplies de noms et on réalise»

La ville de Bayeux abrite le premier Mémorial des reporters morts dans l’exercice de leur métier. Au moment du prix des correspondants de guerre, la profession s’y rassemble pour une cérémonie d’hommage. Mais tout au long de l’année, c'est un lieu de visite pour les touristes, lycéens et autres promeneurs. Reportage.

Un groupe de jeunes en sortie scolaire au mémorial des reporters, le 12 octobre 2018.
Un groupe de jeunes en sortie scolaire au mémorial des reporters, le 12 octobre 2018. RFI / Aurore Lartigue
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« Se vouloir libre c’est aussi vouloir les autres libres ». A l’entrée du Mémorial des reporters, en lisière de Bayeux, la citation de Simone de Beauvoir claque comme un coup de fouet en forme de rappel : en dépit des risques et des obstacles, pas question de fermer les yeux sur les guerres qui déchirent la planète et les tyrans qui oppriment leurs peuples. Pas question de se taire.

Dans l’allée qui guide le visiteur, les copeaux de bois au sol amortissent le son des pas. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce à l’abri des arbres, des stèles gravées des noms des journalistes tués dans l’exercice de leur métier depuis 1944 se dressent de part et d'autre du chemin, solennelles.

Un lieu qui « colle » à l'histoire de Bayeux

Son appareil-photo autour du cou, Gérard Durin a profité d’une pause entre deux expositions du prix Bayeux-Calvados-Normandie pour venir « s’imprégner du lieu qu’il ne connaissait pas ». En amateur de photographie, le prof de maths à la retraite trouve à cette perspective de pierres blanches un certain « esthétisme ». « C’est un lieu empreint d’une certaine émotion et qui colle bien à la ville de Bayeux », remarque-t-il.

La stèle de l'année 2016 : 74 morts.
La stèle de l'année 2016 : 74 morts. RFI / Aurore Lartigue

A quelques kilomètres des plages du Débarquement, la ville normande abrite le plus grand cimetière britannique de la Seconde Guerre mondiale. Juste derrière, de l’autre côté de la rue, sa pelouse impeccablement tondue est constellée de près de 5 000 pierres blanches. Car ici, on le sait : la démocratie et la liberté ne se gagnent pas facilement. Et le combat se paie parfois très cher.

Comme en écho à cette histoire particulière des côtes normandes, en 2006, en partenariat avec Reporters sans frontières, la ville a décidé de créer un lieu de mémoire consacré aux journalistes. Près de 2 500 noms recouvrent sur une trentaine de stèles.

Une fois par an, la profession s’y réunit pour une cérémonie d’hommage. Le reste de l'année, une poignée de touristes esseulés s'égrainent au fil de ce grand jardin. Et de temps en temps, une classe en sortie scolaire vient troubler la quiétude du lieu. Alors, des adolescents dissipés zigzaguent entre les stèles en prenant des photos, un livret pédagogique dans les mains.

« Je n’avais pas conscience qu’il y en avait autant »

Ce mémorial leur est aussi adressé. Comme l’indique une stèle, avec ce lieu, Bayeux a souhaité « inviter la jeune génération à la réflexion ». Transmettre le message. Mais aujourd’hui, il faut bien l’avouer, les accompagnateurs de cette classe de 3e sont un peu perplexes. « On a eu des questions comme : "Est-ce qu’ils sont enterrés sous la stèle ?". Je me demande s’ils se rendent compte, s’interroge Mme Lepoultier, la documentaliste ce collège d’Agon-Coutainville (Manche). Que peuvent retenir les jeunes de tout ça ? Ils ont du mal à se repérer géographiquement et ils ont du mal à comprendre les conflits. Mais bon, notre métier c’est de planter des graines », garde-t-elle espoir.

Le mémorial des reporters compte une trentaine de stèles et autour de 2 500 noms.
Le mémorial des reporters compte une trentaine de stèles et autour de 2 500 noms. RFI / Aurore Lartigue

Tout n’est pas perdu. La graine a parfois même déjà germé. « Il faut beaucoup de courage ! », s’exclame Mégane Tombay. La collégienne n’en revient pas du nombre de noms sur les stèles. « Je respecte beaucoup les gens qui font ça car je n’en serais pas capable et ces journalistes nous rapportent des informations que l’on ne pourrait pas avoir autrement », estime Soizig Lavarenne. Les élèves de Mme Lepoultier ont également noté que l’année 1994 avait été particulièrement meurtrière. « Il y a deux stèles recto verso », précise Soizig. 103 journalistes tués cette année-là. Près de la moitié au Rwanda en guerre.

Chez les plus grands, le message est bien passé. « On entend parler des journalistes qui meurent sur le terrain, mais je n’avais pas conscience qu’il y en avait autant. Ici on voit les stèles remplies de noms et on réalise. Donc c’est important qu’il y ait un lieu pour le devoir de mémoire », souligne Brice Germond, qui couvre le prix pendant toute la semaine avec sa classe du lycée Jeanne-d’Arc de Bayeux. « Tous ces noms de différentes nationalités nous rappellent aussi qu’il n’y a pas que nous et qu’ici, en France, on est du bon côté », renchérit sa camarade Anna Grillot. Comme en écho à la citation de Simone de Beauvoir.

« Inscrire ce nom sur une pierre, c’est déjà une action »

Le temps se couvre dans les allées du mémorial. On craint les premières gouttes. Pete est en vacances dans la région avec sa femme. Ne pas venir au mémorial était inenvisageable pour lui : « Pour moi, c’est une forme de respect vis-à-vis de mes collègues », explique ce journaliste allemand, tandis que sa voix se fend et que ses yeux se brouillent. « Je connais beaucoup d’entre eux », lâche-t-il.

Les proches des reporters tués ces douze derniers mois devant la nouvelle stèle, à Bayeux, le 12 octobre 2018.
Les proches des reporters tués ces douze derniers mois devant la nouvelle stèle, à Bayeux, le 12 octobre 2018. RFI / Aurore Lartigue

Se souvenir pour quoi ? Mercredi, une stèle de plus a été inaugurée. Elle porte les noms des 55 personnes qui ont perdu la vie en 2017 : celui de la journaliste indienne Gauri Lankesh, abattue par des tireurs à moto, ceux de Stephan Villeneuve, Véronique Robert et de leur accompagnateur Bakhtiar Haddad, qui s’ajoutent à tous les autres tombés en Irak, une litanie de patronymes mexicains qui se mêlent aux noms philippins, celui de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia aussi, tuée dans l’explosion de sa voiture à Malte, en pleine Europe. Comme l’a rappelé le secrétaire général de Reporters sans frontières à cette occasion, près de la moitié des journalistes tués en 2017 l’ont été dans des pays en paix.

Dans son discours, le fils de la reporter maltaise, Matthew, a souligné la force d’un lieu de mémoire comme celui-ci. « Ma mère Caruana Galizia a été assassinée dans une société où l’on ne nous autorise pas à la commémorer. Un mémorial spontané en son honneur (…) a été détruit à 20 reprises par des gens qui travaillent pour le gouvernement. Le gouvernement a littéralement édifié une barrière de trois mètres autour du mémorial », a-t-il rappelé, notant que se souvenir n’a rien d’anodin. « Le fait d’inscrire ce nom sur une pierre, c’est déjà une action. C’est une action qui enrage les gouvernements, les tyrans populistes et les cyniques qui, pour conserver leur pouvoir, espèrent qu’on oublie ces journalistes. En commémorant ma mère et les gens comme elle, vous êtes en train de défier ce pouvoir, vous êtes en train d’agir », a-t-il lancé. Se souvenir pour résister.

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