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France/Histoire

Lieux oubliés: Villa des Platanes, la bourgeoisie entre sex-shops et fast-food

Paris regorge de lieux cachés, oubliés, préservés. Sur le boulevard de Clichy, entre l’historique Moulin Rouge et la place Pigalle, on ne trouve pas que des magasins pour satisfaire les plaisirs de la chair. Dissimulé derrière un imposant portail, un de ces lieux, la villa – ou cité – des Platanes, ensemble de bâtiments luxueux du XIXe siècle semble bien loin du tumulte du boulevard. Et ses habitants veillent à ce que personne ne trouble leur quiétude.

Pas facile de s'introduire derrière les barreaux...
Pas facile de s'introduire derrière les barreaux... RFI/Kevin Poireault
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« Si c’était à la campagne, on appellerait ça un château ! » Au XIXe siècle, quand les classes populaires fréquentent les guinguettes et profitent du vin, moins cher à Montmartre qu’à Paris car il ne subit pas l’octroi, la taxe douanière, les bourgeois vont « s’encanailler » dans les bals, où le champagne coule à flots. Et se font construire des folies, des maisons de campagne. L’une d’elles, pas la plus connue mais peut-être la plus cachée, est la villa des Tilleuls. Aujourd’hui, elle siège au sein de ce « château » qu’est la cité – ou villa – des Platanes.

L'entrée du « château ».
L'entrée du « château ». Paris-bise-art/Jean-Paul Devienne

Après avoir contacté une quinzaine d’historiens de Paris, du 18e arrondissement et de Montmartre, sans succès, le lieu aurait pu rester un mystère… Cette cité montmartroise de presque 400 habitants, forteresse de calme constituée de six bâtiments principaux et de multiples cours et jardins privés demeure presque invisible de l’extérieur, aussi bien du bruyant boulevard de Clichy que des deux autres entrées, plus discrètes. Jusqu’à tomber sur Jean-Paul Devienne, auteur du blog Paris-bise-art, qui, une fois lancé, est une source inépuisable de détails historique sur le lieu et son voisinage.

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La Villa des Platanes : un reportage aussi à écouter

Ce Montmartrois curieux et loquace était intrigué par la beauté de ce lieu et « parce qu’à l’époque, il reliait deux mondes antinomiques : le Montmartre petits commerces et le Montmartre des folles soirées ». L’époque, c’est le milieu du XIXe siècle : « La villa des Platanes a vu son expansion après l’annexion du village de Montmartre par Paris, en 1860. La villa des Tilleuls date d’environ 1830. Puis vous avez toute une succession d’immeubles qui datent de 1860 à 1890 – le plus beau, le plus bourgeois étant celui d’en bas, qui donne sur le boulevard de Clichy. »

« Derrière le bâtiment de rue de la villa des Platanes, vous retombez d’un cran dans la hiérarchie des immeubles avec les différentes villas qui, généralement, servaient aux habitants du premier immeuble à se financer », poursuit Jean-Paul Devienne. A l’époque du baron Haussmann, on n’avait pas coutume de dépenser l’argent de l’Etat. Donc on prenait des gens riches, on leur demandait d’investir leur argent en leur promettant un retour : « Vous construisez un bel immeuble haussmannien selon des normes très définies, et derrière vous faites ce que vous voulez. » On les appelait des « immeubles de rapport ». Peu de doutes sur ce qu’on y faisait.

Un lieu de mémoire de la Commune de Paris ?

Cette époque est aussi riche en histoire : rattachement du village de Montmartre à Paris, développement des transports – hippomobile puis automobiles –, guerre franco-prussienne et, surtout, Commune de Paris. « Dans la villa des Platanes, au hasard des déambulations, il y a, apposés à un mur, trois bas-reliefs, détaille Jean-Paul Devienne. Le site web sur la Commune de Paris vous dira qu’ils font référence à cet événement. Or, quand vous examinez les uniformes, ils dateraient de la Restauration ! » Donc 1814-1815…

Demandons à Laure Godineau, spécialiste de la Commune : « Je n’avais jamais entendu parler de ces bas-reliefs, et Jean-Louis Robert, président des Amis de la Commune, non plus », confie-t-elle, intriguée. Après quelques recherches, il semblerait que l’auteur de l’article sur ces bas-reliefs serait la seule source, reprise partout, qui évoque la Commune – et qu’il aurait un peu extrapolé. « Le bas-relief que l’on voit partout, c’est un homme en redingote, ce qui fait référence à 1830, voire 1848, confirme Laure Godineau. Cela n’aurait rien à voir avec la Commune, mais en même temps il pourrait faire référence au Paris révolutionnaire, à la barricade. Au XIXe siècle, faire la révolution à Paris, c’est faire des barricades. Après, ça changera, il y aura les grèves générales. » Quant à savoir quand et par qui ont été conçus ces bas-reliefs, le mystère reste entier…

L'un des fameux bas-relief dont on sait peu de choses...
L'un des fameux bas-relief dont on sait peu de choses... Paris-bise-art/Jean-Paul Devienne

Pourtant, les liens du quartier avec la Commune sont bien réels. C’est à Montmartre que l’armée échoue à récupérer les canons de la Garde nationale, sous les ordres du président fraîchement élu Adolphe Thiers, qui craint l’insurrection. Les places Blanche et Pigalle, des deux côtés de la villa des Platanes, sont deux lieux centraux des affrontements de la Semaine sanglante. « Quand les Communards reviennent, en 1885, c’est l’époque des cabarets à thèmes à Montmartre, raconte Laure Godineau. Maxime Lisbonne, ancien Communard déporté en Nouvelle-Calédonie, ouvre au 2 boulevard de Clichy la Taverne du bagne, un cabaret sur le thème du bagne et de la Commune. » Un lieu à quelques mètres de la villa des Platanes où « la bourgeoisie vient se faire ferrer un boulet au pied moyennant 1,50 francs ».

Après la Seconde Guerre mondiale, la dégradation de Pigalle

Côté boulevard, le quartier de Pigalle a dérivé à la Seconde Guerre mondiale, selon Jean-Paul Devienne : « Les bandes corses mettent la main sur le business du jeu, de l’alcool et des prostituées. » Pourtant, jusque dans les années 1960, « il y aura une certaine tenue », nuance-t-il. C’est vraiment à partir des années 1970-1980 que Pigalle se dégrade fortement. Raymond Lansoy, né au 27 rue Lepic en 1942, interrogé dans son appartement du 21, abonde dans le sens du premier : « Il y avait des activités qui me paraissaient très sociales et qui ont disparu… Des prostituées charmantes. Nous, les gosses, on était très bien considérés par ces jeunes femmes. Aujourd’hui, c’est une prostitution qui n’est pas encadrée, qui me gêne, liée à des trafics de stupéfiants. » Les habitants de la villa des Platanes, eux, se sont « barricadés » de ces mondes-là. Pas encore assez pour le « gosse » qu’était Raymond Lansoy dans les années 1950. La villa des Platanes était le labyrinthe idéal pour semer les gendarmes qui devaient contourner la forteresse.

De sa fenêtre, Raymond Lansoy peut « surveiller » ses amis de la villa des Platanes.
De sa fenêtre, Raymond Lansoy peut « surveiller » ses amis de la villa des Platanes. RFI/Kevin Poireault

« La première transformation du quartier vient du départ des halles vers Rungis, à la fin des années 1960, déplore Raymond Lansoy. C’est une des causes de la fin des marchandes de quatre-saisons, entre la rue Lepic et la rue des Abbesses, ce qui avait un charme particulier. Dieu merci, la rue Lepic a été protégée : une boutique d’artisan doit y être remplacée par une autre boutique d’artisan. » Impossible d’y installer une boutique de produits industriels.

Le tournant Amélie Poulain

Le quartier a connu un autre changement, beaucoup plus récent, à cause du cinéaste et ami de Raymond Lansoy, Jean-Pierre Jeunet – par ailleurs résident de la villa des Platanes : « Son petit chef-d’œuvre, "Amélie Poulain", a été tourné au Café des 2 Moulins, bistrot un peu plus bas, dans la rue Lepic qui était un tabac à l’époque. Le film a eu un succès énorme au Japon, encore plus qu’en France, ce qui fait que les chemins de transhumance des touristes japonais – et chinois – passent maintenant par la rue Lepic. » Taquin, le Montmartrois feint d’être en colère après son ami : « Une fois, il a eu la gentillesse de s’excuser », plaisante-t-il.

Bien qu’il ait participé à la transfiguration des environs de la rue Lepic, le réalisateur habite un appartement de la villa des Platanes. L’auteure allemande Undine Gruenter, qui a habité un appartement proche de celui du cinéaste, aurait même créé à son image l’un des personnages de son récit La Cache du Minotaure, qui se déroule entièrement dans la villa. L’information vient de la documentariste franco-suisse Anita Hugi, qui a consacréun film aux dernières années de l’écrivaine dans un appartement de la villa des Platanes.

Ce livre humoristico-fantastique décrit une « cité qui exhale encore peut-être un peu le sommeil du XIXe siècle », avec des habitants qui n’ont « pas vraiment le sens de l’humour » et des règles strictes : « Interdiction de jouer au foot dans la cour centrale, prière de ne pas donner à manger aux pigeons et de ne pas passer de disques les fenêtres ouvertes. » Une société qui tient à sa quiétude et à ses « privilèges », complète Jean-Paul Devienne, un sourire aux lèvres. Une société au sein de laquelle certains auraient peu goûté ce livre en découvrant sa traduction en français, d’après Anita Hugi.

Une villa toujours isolée du quartier environnant

« Un curieux qui aurait osé passer l’entrée pour visiter les oasis de la rue Blanquette était immédiatement chassé par une gardienne bourrue », écrivait aussi Undine Gruenter. Jean-Paul Devienne confirme : les deux fois où il a essayé d’y prendre des photos pour son blog Paris-bise-art, il a été pourchassé par des résidents et la concierge. Raymond Lansoy a une anecdote encore plus croustillante. L’une de ses amies, l’écrivaine belge Nadine Monfils, devait, un jour, être interviewée avec lui par un cinéaste pour un film sur Montmartre, dans un « bout de jardin privé » à laquelle elle avait accès puisqu’elle y était résidente. « Tout à coup, il y a deux femmes qui arrivent en criant : "Vous n’avez pas le droit, on appelle la police !" On leur a répondu avec une certaine vulgarité, mais elles sont restées en faisant tellement de bruit que l’on n’a pas pu rester. Nous sommes allés finir l’interview dans l’appartement de Nadine Monfils. »

Depuis cet incident, ce voisin s’amuse à rendre visite à ses amis un appareil photo autour du cou, uniquement pour les « emmerder ». Il ajoute que même Jean-Pierre Jeunet est ennuyé de cette situation car il a dû s’acheter une boutique rue Véron, en haut de la villa, pour accueillir ses rendez-vous professionnels. « Je trouve un peu dommage que cet endroit soit si fermé, regrette Anita Hugi, qui a pu tourner une partie de son film dans la villa des Platanes. Ce serait une bonne idée de pouvoir le visiter, de temps en temps. » Pour la journée du patrimoine, par exemple.

►Notre série sur lesLieux oubliés

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