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Roumanie

Roumanie: Laura Codruta Kovesi, l'anti-corruption chevillée au corps

En colère depuis le 31 janvier, les Roumains ont réussi à stopper le gouvernement dans sa tentative d'alléger la législation anti-corruption. Cependant, face à un pouvoir jugé arrogant et lointain, ils ne baissent pas la garde et veillent à la mise en place du référendum sur la justice promis par le président Iohannis. Laura Codruta Kovesi, égérie de ces manifestations, continue imperturbablement son travail à la tête de la Direction nationale anti-corruption (DNA). Dans son rapport annuel qui sera rendu public cette semaine, le nombre de hauts fonctionnaires poursuivis en 2016 dépasse le millier, a appris RFI du parquet.

Laura Codruta Kovesi.
Laura Codruta Kovesi. AGERPRES/CC/Wikimedia Commons
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Est-ce son passé de sportive qui lui a donné ce goût prononcé pour les records ? A 16 ans, Laura Kovesi monte déjà sur un podium, au championnat d'Europe de basket. Quelques mois plus tôt, en décembre 1989, le peuple roumain tournait soudainement la page Ceaucescu, permettant l’éclosion de la démocratie, au coeur de laquelle Kovesi joue aujourd'hui un rôle pivot. Elle a simplement changé de parquet et c'est elle désormais qui distribue les cartons rouges.

Au frontispice de son austère curriculum vitae, visible en ligne, une devise en lettres capitales annonce la couleur : impartialité, intégrité, efficacité. Il trace un parcours cohérent dans son combat contre le fléau des ex-pays soviétiques : la corruption généralisée. A Sibiu, chef-lieu de la Transylvanie, sa région natale, elle fait ses armes comme procureure. Corruption, crime organisé, terrorisme au menu quotidien. En 2006, elle est propulsée procureure générale de la République, rattachée à la Haute Cour de cassation et de justice. Première femme à atteindre ce poste, elle est également la plus jeune, 33 ans.

Depuis mai 2013, à la tête de la DNA, un parquet spécialisé et indépendant du ministère de la Justice, elle y aligne d’autres performances : les mises en examen et les condamnations, par milliers, de fonctionnaires de la haute et moyenne administration pour faits de corruption. Renarde dans le poulailler, elle sème la pagaille au sommet de l’Etat, traditionnellement peu habitué à être dérangé dans ses manigances. « Comme tous ceux qui travaillent à la DNA, je souhaite vivre dans un pays sain et sans corruption, explique-t-elle à RFI. Une société dans laquelle personne n’est au-dessus des lois. »

Tableau de chasse bien rempli

A seulement 43 ans, la magistrate collectionne donc les breloques d’un autre sport : décorée par le département d’Etat américain en 2014, elle est élue Européenne de l’année par le magazine Reader’s Digest en janvier 2016, et élevée au rang de Chevalier dans l'Ordre de la Légion d'honneur par la France en juin 2016.
Des reconnaissances pour un tableau de chasse stupéfiant et insolent : en 2014, Adrian Nastase, ancien chef de gouvernement (PSD), est condamné à quatre années de prison ferme pour avoir empoché des pots-de-vins (630 000 euros). La plus grosse prise est réalisée en juin 2015. Pour la première fois, un Premier ministre (PSD) en exercice, Victor Ponta, est mis en examen, pour blanchiment d'argent, usage de faux et évasion fiscale. C’est pourtant lui qui avait validé la nomination de Kovesi à la DNA, tout comme Traian Basescu, alors président (libéral) de la République, dont le frère est mis aux fers. Entre 2013 et début 2016, plus de 3 000 élus et hauts fonctionnaires ont été condamnés pour corruption. Le chiffre, vertigineux, est confirmé par la DNA à RFI.

Le nouveau scandale est arrivé à la faveur des dernières législatives, en décembre dernier. Il concerne Liviu Dragnea, qui serait devenu chef du gouvernement sans les investigations de la DNA. En mai 2015, il écope d’un an de prison avec sursis pour fraude électorale et doit démissionner de son poste de ministre. Cela ne l’empêche pas de devenir président du PSD en juillet 2015. Le 31 janvier dernier, alors que s’ouvrait son procès pour deux emplois fictifs, il tente de faire passer, en pleine nuit au Parlement, deux décrets lui permettant de s’amnistier, mais aussi de protéger beaucoup de caciques du système.

« Si le décret n°13 était entré en vigueur, la lutte anti-corruption aurait perdu sa raison d'être », lâche Laura Kovesi. Pour les Roumains, c’est la goutte d’eau : dans l’heure qui suit, des milliers de personnes sont dans la rue. Les manifestations s'amplifient - 500 000 personnes à Bucarest le 5 février - et parviennent à faire tomber le décret et le ministre de la Justice. Le procès Dragnea aura bien lieu. Mais la population n’a plus confiance. Une veille démocratique s’est installée en relais des manifestations. Pendant ce temps, à la DNA, Laura Codruta Kovesi, bourreau de travail qui assume une vie entièrement consacrée à sa tâche - elle est divorcée et sans enfants -, continue de remplir le tonneau des Danaïdes.

Un parquet d’une efficacité redoutée

Créée en 2002, la DNA joue un rôle essentiel dans l’assainissement du pays en matière de corruption, qui était une condition sine qua non pour l’entrée dans l’Union européenne, ce qui fut fait en 2007, après le redoublement de 2004. Il faut cependant attendre 2013 et l’arrivée de Laura Kovesi pour voir une dynamique nouvelle s’enclencher. Sur le site du parquet, pas un jour ne se passe sans qu'un communiqué annonce un contrôle judiciaire ou une condamnation. Exemple : la semaine dernière, l'ancien président de la chambre des députés, Valeriu Zognea (PSD) a été placé pendant 60 jours sous contrôle judiciaire pour soupçon de trafic d’influence. Chaque année, le nombre de dossiers traités augmente, en dépit de moyens limités : 140 procureurs pour l’ensemble du pays, et un budget de 22 millions d’euros.

La DNA rendra public son bilan 2016 jeudi prochain. Le parquet a transmis ses chiffres à RFI : 1 250 inculpés, dont 30 dignitaires (ministres, sénateurs et députés), mais aussi des maires, des présidents de conseils, des préfets, 16 magistrats, des officiers de police, des directeurs d'entreprises... Près de 900 ont été condamnées en dernière instance, dont 40 % à une peine de prison ferme. Le préjudice pour l'Etat est évalué pour 2016 à 667 millions d'euros. Pendant l’enquête, 4,3 millions d’euros ont pu être récupérés.

En 2013, un nouveau code de procédure pénale, plus favorable au parquet, est entré en vigueur. L'arrestation préventive devient alors la règle. « La Roumanie est devenue le pays des procureurs, leur lutte est devenue politique », fustige Sorin Oprescu - cet ancien maire de Bucarest briguait la présidence, avant d’être stoppé en pleine course par la chevalière blanche, qui le soupçonne de blanchiment d’argent et détournement de fonds publics. « Totalement faux, rétorque Laura Kovesi, c'est un mythe. Personne ne peut faire l'objet de recherche ou d'enquête sans fondement. En outre, notre activité est soumise à double contrôle : celui du Conseil de la magistrature, qui peut être saisi, et celui des juges, qui vérifient les dossiers. » Et la procureure de s'appuyer l'implacable verdict des tribunaux : neuf personnes poursuivies sur dix sont effectivement envoyées en prison.

« Il y a eu des excès, assure tout de même Andreea Pora, éditorialiste à l’hebdomadaire Revista 22. Trop de gens ont été arrêtés en prévention. Il est préférable de juger les gens quand ils sont en liberté. » « Cela a été le cas un temps, mais cela s’est calmé depuis. Et puis ce sont les juges qui décident de l'arrestation, la DNA propose seulement », tient à préciser Laura Stefan, juriste et spécialiste des questions d’anti-corruption au sein de l’ONG Expert Forum. La DNA est considérée par l’Union européenne comme l’une des cinq institutions les plus efficaces en Europe.

Laura Kovesi se défend en tout cas de mener un combat politique. Il est vrai que le PSD, héritier du parti communiste, se retrouve souvent dans la nasse judiciaire. « Le socialisme roumain n’est pas celui que l’on peut voir ailleurs. Il est très nationaliste, il soutient la corruption, et est ancré chez la population pauvre et âgée, donc dépendante de l’Etat. La première mesure prise par ce gouvernement, début janvier, fut une loi d’urgence pour détruire une loi anti-abus de pouvoir », le blogueur et docteur en philosophie Ciprian Apetrei. « Mais, ajoute-t-il, la lutte actuelle est entre la société civile et le système politique en général. »

Pression médiatique

Mis au pied du mur face à leur passif, les adversaires paniquent. « Depuis 5-6 ans, ce mouvement anti-corruption dérange beaucoup de gens », explique Magda Carneci, écrivaine et présidente du Groupe pour le dialogue social, une ONG qui a pignon sur rue. « Laura Kovesi a touché des intouchables », glisse Andreea Pora. Des « gens » qui ripostent, pas toujours frontalement. En avril 2016, des individus liés à une obscure société israélienne d’intelligence économique ont entrepris des actes malveillants envers l’entourage de la procureure : « harcèlement », « menaces », « piratage » des messageries électroniques », espérant de « découvrir de possibles faits de corruption » imputables à Mme Kovesi, précisait alors le mandat d’arrêt du tribunal de Bucarest. La procureure, elle, relativise : « Il s’agit d’une tentative d’intimidation qui a échoué. »

En réalité, c’est par le biais des médias que l'adversité se montre redoutable : salir l’intégrité morale plutôt que d’attenter à l’intégrité physique de l’égérie. Des attaques « quotidiennes », selon Kovesi, qui émanent de « ceux qui ceux qui sont visés par les enquêtes anti-corruption, ou de leur entourage, des gens avec des positions importantes, qui détiennent une force économique et un pouvoir médiatique. Elles visent à entâcher ma réputation professionnelle et celle de mes collègues, par la manipulation, la distorsion d’informations et l’insinuation. » En l'accusant, par exemple, de plagiat pour sa thèse de doctorat, ce qui fut démenti.

Polarisation des enjeux

Avec 60% d’opinions favorables fin 2015, les actions de la DNA sont plutôt bien perçues dans le pays. Le nom de sa patronne est invoqué dans les manifestations. « Dragnea, n’oublie pas : Laura t’attend ! », y entend-on. « Elle est un peu la Jeanne d'Arc roumaine », ose Ciprian Apetrei. « J’admire cette femme calme, équilibrée et courageuse. Elle fait preuve de détermination dans le tourbillon médiatique. Son père, lui-même procureur, lui a transmis le virus », pense Magda Carneci.

« Sans être trop arithmétique, on peut dire que deux ou trois journaux sont en faveur de la lutte anti-corruption et trois télés contre elle. Et l’impact de la télé est énorme », explique la journaliste Andreea Pora. « La société roumaine est extrêmement dichotomique, que ce soit sur la DNA, le gouvernement ou n’importe quel sujet. Si vous n’êtes pas à 100% dans un camp, c’est que vous êtes dans l’autre. Il y a une forme d’hystérie », déplore l'experte juridique Laura Stefan.

Laura Codruta Kovesi apparaît donc aussi comme un personnage clivant. Or, pour certains observateurs, il faut se garder de toute idolâtrie. « Il ne faut pas personnaliser ces manifestations, insiste Laura Stefan. Les gens sont dans la rue parce qu’ils demandent des comptes à leur gouvernement, et pour plein de raisons différentes, mais pas pour donner un chèque en blanc à qui que ce soit. C’est à la société civile de se prendre en charge. » Quant à l'intéressée, elle balaie : « Nous sommes procureurs, peu importe si nous sommes critiqués ou encensés, la loi nous oblige à faire notre travail. Et c’est comme ça que l’on continuera de procéder. »

Principal risque pour l'avenir : les modifications de la loi

Les procureurs disposent d’instruments d’enquêtes « efficaces, modernes, adaptés à la législation européenne », poursuit la magistrate. « Les défis de notre travail sont surtout liés à d’éventuels changements qui pourraient apparaître dans le cadre législatif et qui pourraient affecter notre activité. » En filigrane, la procureure relaie une crainte très largement partagée : la tentation des politiciens à s'aménager des lois sur mesure, comme l'a prouvé le cas traumatique Dragnea. Voire une suppression pure et simple de la DNA. « Les progrès sont grands, mais à chaque fois la classe politique trouve le moyen de contre-attaquer », se désole l'analyste Ciprian Apetrei.

« Si on parle autant de corruption en Roumanie, c’est aussi parce qu’elle est véritablement combattue par la justice, à la différence du voisin bulgare, nettement plus en retard », pointe le correspondant du Monde à Bucarest. L'Union européenne ne manque d'ailleurs pas de saluer les efforts concédés par la Roumanie. Si l’intégration à l'espace Shengen reste encore un mirage, les récents événements ne peuvent que jouer en sa faveur. La volonté de changer le système de gouvernance semble irréversible. « Les mentalités commencent à changer », positive Laura Kovesi, qui court cependant contre la montre. Son deuxième et dernier mandat s'achève dans deux ans et demi.

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