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Rendez-vous culture

«Moi, ce que j'aime, c'est les monstres», le livre sensation d’Emil Ferris

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C’est l’un des événements de la rentrée en bande dessinée : la publication en France d’un roman graphique américain, déjà vendu à plus de 100 000 exemplaires. Son titre : « Moi ce que j'aime, c'est les monstres ». Il est pourtant signé d'une dessinatrice jusqu'alors inconnue : Emil Ferris.

La première de couverture de «Moi, ce que j'aime, c'est les monstres» de Emil Ferris, aux Editions Fantagraphics.
La première de couverture de «Moi, ce que j'aime, c'est les monstres» de Emil Ferris, aux Editions Fantagraphics. Fantagraphics
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Une dessinatrice, illustratrice de formation, dont c’est effectivement le premier roman publié. Emil Ferris a essuyé 48 refus avant de trouver un éditeur (Fantagraphics aux Etats-Unis, Monsieur Toussaint-Louverture en France) qui accepte ce projet aussi monstre que son titre : 800 pages, publié en deux volumes. Aux Etats-Unis, il s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires, a décroché 3 Eisner Awards, les prix récompensant les meilleures bandes dessinées, et surtout été adoubé par le pape de la spécialité, Art Spiegelman, l’auteur de Maus, qui parle d’Emil Ferris comme de « l’une des plus grandes artistes de bande dessinée de tous les temps ».

Et pourtant, cette Américaine de 56 ans, illustratrice de formation, vient tard au 9e art. Le jour de ses 40 ans, piquée par un moustique qui lui transmet le virus du Nil occidental, elle se retrouve paralysée. Les médecins lui disent qu’elle ne pourra plus ni marcher ni écrire. Quinze ans plus tard, cette grande femme brune marche avec une canne. Et elle a donc créé cette œuvre majeure. Elle raconte même qu’au début sa fille unique lui avait scotché un stylo Bic pour qu’elle arrive à dessiner.

Emil Ferris.
Emil Ferris. Whitten Sabbatini

Une enfance à Chicago dans les années 1960

Emil Ferris raconte à la première personne l’histoire d’une petite fille, Karen, que les autres enfants rejettent, car ils la trouvent bizarre. Elle-même se représente avec une mâchoire et des crocs de loup-garou. Cette fillette qui grandit avec sa mère et son frère dans le Chicago interlope de 1968 n’aime rien tant que les films et les revues fantastiques mettant en scène des monstres. Son histoire commence le jour où sa voisine, Anka, est retrouvée morte. La police conclut à un suicide, mais Karen, peu convaincue par cette explication, va mener l’enquête. Une enquête qui la conduira notamment à remonter le temps, dans l’Allemagne des années 30, Anka étant une prostituée juive. Où l’on comprend que les monstres, ce ne sont pas les vampires ou les zombies, mais bien les gens ordinaires, la foule haineuse qui rejette l’étranger Emil Ferris.

« Karen a peur des villageois, les gens ordinaires », explique Emil Ferris qui commente aussi l’une des premières doubles pages de son roman, un cauchemar de Karen représentant une foule en colère. Puis elle poursuit : « Quand vous regardez la Fiancée de Frankenstein, l’un de mes films préférés, il y a une séance, la nuit, où l’on voit les villageois rassemblés brandissant des torches… Et vous vous rendez compte que ce sont les mêmes sortes de villageois qui sont devenus des nazis sous le IIIe Reich… Et puis si on y pense, en avançant dans le temps, ce sont les mêmes qui défilent à Charlotteville, aux Etats-Unis l’an dernier… Une fois de plus, ce sont les villageois, avec leurs torches. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont des monstres, et ils cherchent toujours des créatures à tuer, à détruire, pour bien affirmer leur différence et leur supériorité. »

Eloges de la différence

Moi ce que j’aime, c’est les monstres fait donc l’éloge des différences : sexuelles, identitaires, culturelles. Avec un style graphique foisonnant, qui ne tient dans aucune case, mais déborde de la page, Emil Ferris aborde de multiples thèmes : les crimes sexuels, le féminisme, l’homosexualité, le racisme, la place des rescapés de la Shoah.

Et puis la dessinatrice insère dans ses pages sa relecture de toiles célèbres, une manière de célébrer aussi son amour de la peinture. « L’une de mes toiles de prédilection, que je représente dans le livre, c’est Le cauchemar de John Henry Füssli, confie-t-elle. Et j’ai appris que Mary Shelley avait vu cette peinture de 1781, qui a d’ailleurs inspiré la scène du rêve dans Frankenstein. Pour moi, c’était important de montrer dans mon roman graphique une femme voluptueuse allongée sur laquelle est assis un démon qui regarde le spectateur.

Une réinterprétation de «Le Cauchemar» du célèbre peintre Johann Heinrich Füssli.
Une réinterprétation de «Le Cauchemar» du célèbre peintre Johann Heinrich Füssli. Emil Ferri & Monsieur Toussaint Louverture

Il y a une dimension voyeuriste, et puis une noirceur, cet arrière-plan très sombre. J’ai pu le contempler récemment au musée de Detroit, et c’est vraiment ces ténèbres et cette menace qui m’ont frappée. Certaines toiles de maître ne sont pas si différentes des couvertures de magazines d’horreur. »

Le style graphique d’Emil Ferris est d’autant plus étonnant que tous les dessins sont réalisés au stylo bille. Elle ouvre d’ailleurs son sac et en sort des dizaines de Bic de différentes tailles et couleurs.

On a l’impression de feuilleter un grand carnet avec des lignes bleues, rajoutées numériquement une fois la page achevée. Emil Ferris voulait ainsi représenter l’anticonformisme de son héroïne, Karen.

« Quand j’avais neuf ou dix ans, une de mes tantes m’a offert un livre pour enfants intitulé “Mon nom est Lion”, l’histoire d’un garçon amérindien Navajo qui rejette la culture des blancs. On lui offre un carnet ligné, et lui dit qu’il ne faut pas être prisonnier des lignes déjà tracées… Karen est comme lui… Elle échappe à cette prison ! »

Emil Ferris elle s’affranchit de toutes les cases et de toutes les conventions pour livrer ce premier tome. Elle achève actuellement le deuxième volet de son diptyque qu’elle annonce encore plus sombre que ce premier coup de maître.

Moi ce que j’aime, c’est les monstres traduit de l’anglais (Etats-Unis), par J.-C. Khalifa, lettré à la main par Amandine Boucher. (Aux éditions Monsieur Toussaint Louverture   416 pages   34,90 euros)

■ Et jusqu’au 20 octobre, la galerie Martel (17 rue Martel, 75010 Paris) propose à la vente des planches originales d’Emil Ferris.

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