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Le grand invité Afrique

Denia Chebli: l'intervention française au Mali a «échoué»

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Au Mali, l'intervention française a« échoué », affirme la chercheuse française Denia Chebli, qui a enquêté dans le nord de ce pays. Près de cinq ans après le lancement des opérations, elle estime même que « les islamistes ont gagné la bataille de l'opinion publique ». Doctorante à Paris I, Denia Chebli est aussi membre du programme européen Social Dynamics of Civil Wars et chercheuse à Noria Research.

Denia Chebli au micro de Christophe Boisbouvier.
Denia Chebli au micro de Christophe Boisbouvier. RFI
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RFI : Pourquoi dites-vous que l’intervention française au Mali est un échec ?

Denia Chebli : Je le dis pour plusieurs raisons. La première, c’est que le premier objectif de l’intervention française, c’était d’éradiquer les mouvements islamistes qui sont très présents encore à l’heure actuelle ; et la deuxième, c’était recouvrer l’intégrité territoriale du Mali. Et on voit qu’à l’heure actuelle, l’Etat malien vit plutôt une souveraineté par procuration, par le biais de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali) et des différentes institutions qui l’appuient. Quelque chose qui est très critiqué au Mali par de nombreux citoyens.

Sur le plan militaire, vous dites que l’armée française a essayé de s’appuyer sur les renseignements fournis par les habitants, mais que cela ne marche pas ?

Une des techniques les plus utilisées par l’armée française, c’est le renseignement humain. Pour savoir à qui s’attaquer et où sont déjà les caches des islamistes, qui a collaboré avec les mouvements islamistes au moment de l’occupation, on prend les gens de manière individuelle. Pour les interroger, on peut très vite imaginer que dans une situation déjà conflictuelle, cela peut être dénoncer son voisin, dénoncer un membre de sa famille. Cela peut-être un moyen de régler des comptes. Cela crée énormément de suspicion entre les habitants. Et le deuxième problème, c’est que les habitants, qui ont collaboré avec l’armée française, n’ont pas bénéficié de protection sécuritaire de l’armée française. Du coup, il y a eu énormément d’assassinats ciblés, de représailles. Ce qui fait qu’à l’heure actuelle, les habitants hésitent énormément à collaborer au niveau des renseignements avec l’armée française.

Et vous dites qu’un certain nombre de gens préfèrent renseigner les islamistes que les Français ?

Clairement, il y a plus de bénéfices à renseigner les islamistes puisque, pour le coup, on obtient une sécurité, souvent un petit véhicule et d’autres biens tels que des médicaments ou l’accès à une petite école islamique etc.

A partir du moment où les personnes qui sont suspectes de renseigner les Français risquent d’être décapitées, risquent d’être égorgées, est-ce que ce n’est pas difficile de toute façon pour les habitants de parler avec des Français ?

C’est cela, tout simplement, c’est cela.

Donc là, c’est une politique de terreur des islamistes qui produit ces effets ?

Oui, puisque ce n’est pas collaborer avec ce qu’ils appellent « le mécréant ».

Vous dites qu’un certain nombre d’habitants des grandes villes comme Tombouctou regrettent l’époque de l’occupation islamiste ?

Pour des raisons malheureusement très concrètes qui sont des raisons sociales et politiques, c’est-à-dire que les islamistes ont apporté des services sociaux, comme par exemple la mise en place de transports en commun, la suppression des taxes, des impôts, une forme de justice excessive et compréhensible pour les habitants, ou l’accès à l’hôpital, aux soins gratuits, aux médicaments gratuits qui sont des services sociaux de base qui ont été très peu fournis par l’Etat malien. A l’heure actuelle, dans les zones rurales, les mouvements islamistes sont les seuls à fournir ce genre de service.

Vous vous fondez sur des témoignages que vous avez recueillis sur place ?

Oui, oui.

Mais quand les Français de Barkhane (l'opération de lutte contre les groupes armés jihadistes dans toute la région du Sahel) sont entrés dans Tombouctou, Gao en février 2013, est-ce qu’il n’y a pas eu des scènes de liesse populaire ?

Si, complètement, complètement. C’est pour cela que c’est des situations très complexes, très délicates. Cela fait penser un peu aux ex-pays communistes, où par exemple si on va en Roumanie, les gens peuvent nous dire : voilà, maintenant on a la démocratie, on se sent libres mais par contre, on ne peut plus manger, on n’a plus de travail. C’est ce genre de situation en fait très délicate pour laquelle on doit répondre en tant qu’individu.

Avez-vous rencontré des gens dont le cerveau était coupé en deux : d’un côté ils regrettent, de l’autre ils sont soulagés ?

Oui, même si pareil, c’est toujours plus complexe que ça. Je pense que les gens attendent que l’Etat malien soit en capacité de fournir ces services sociaux de base. Et oui, on pourrait dire cela, que les discours sont très nuancés.

Mais n’est-ce pas justement à cause de l’insécurité créée par ces islamistes que l’Etat malien ne peut pas apporter l’éducation, la santé comme il devrait pouvoir le faire ?

A l’heure actuelle, oui. Sauf qu’avant le déclenchement du conflit, les services sociaux de base n’étaient pas apportés dans tout le pays.

L’attaque armée par exemple le 15 octobre 2017 du siège du Comité international de la Croix-Rouge à Kidal. Est-ce que ce n’est pas la preuve qu’il y a chez les groupes armés une stratégie du chaos pour empêcher les services publics de pouvoir produire leur effet ?

Ce sont des enjeux très locaux. Il faudrait être sur place à Kidal pour savoir qui tenait ce centre, quel était son rôle politique dans la ville ? C’est difficile de parler d’une politique du chaos, ce serait vraiment caricatural.

Vous dites que les Français sont considérés comme une force d’occupation par beaucoup de populations du Nord, mais à Bamako, est-ce qu’on ne dit pas exactement le contraire ? Et est-ce qu’on ne reproche pas aux Français d’être trop proches de ces populations du Nord et notamment des Touaregs de Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) ?

Oui. En fait, de chaque côté, la France est considérée comme l’émissaire caché de l’ennemi.

Parmi les témoins que vous citez, il y a une jeune femme d’Aguelhok déclare : « Les islamistes ont fait plus de choses pour la population que le Mali ». Mais du temps de l’occupation jihadiste, est-ce que cette jeune femme avait le droit de sortir sans voile ou de sortir avec un homme qui n’était ni son mari, ni son père ?

Cette jeune fille a été pour la première fois de sa vie enseignante, sous l’occupation. C’est pour cela qu’il y a des choses très étonnantes. Il y a eu énormément de négociations aussi de la population avec les mouvements islamistes. Et c’est vrai qu’il faut regarder cela avec moins d’a priori, avec moins de filtres moraux occidentaux qui nous permettront de comprendre la situation dans toutes ses nuances parce que, effectivement, il y a eu des atteintes aux libertés de la femme. Je ne pense absolument pas que les islamistes soient la solution au Mali. Tout ce que j’essaie de dire, c’est que l’intervention purement militaire nie énormément les pans sociaux et politiques de cette crise. Et quand cette jeune fille me dit ça, elle me le dit aussi sous le ton de la provocation pour me faire comprendre quelque chose moi, en tant qu’occidentale qui justement lui renvoie à peu près les mêmes questions que les vôtres.

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