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Matières premières

Matières premières: ces traders qui nous font vivre à haut risque

Faut-il mettre dans le même sac les grandes maisons de négoce et les grands spéculateurs financiers ? Dans ce petit livre aussi complet que didactique, Traders, vrais maîtres du monde, Jean-Pierre Boris, journaliste à RFI et spécialiste des matières premières, dégage les grandes mutations apparues ces vingt dernières années dans le secteur. Un marché extrêmement puissant qui, en l’absence de réglementation, peut menacer l’équilibre du monde.

La réforme de la Bourse des métaux de Londres (LME), qui vise à mettre de l'ordre dans ses entrepôts de métaux, ne fait pas l’unanimité.
La réforme de la Bourse des métaux de Londres (LME), qui vise à mettre de l'ordre dans ses entrepôts de métaux, ne fait pas l’unanimité. Kreepin Deth / Wikimedia commons
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Les entreprises de négoce international de matières premières, « ces géants discrets » que la crise a confortés dans leur volonté de passer inaperçus, jouent un rôle essentiel dans l’économie mondiale. Elles emploient des dizaines de milliers de personnes et permettent aux industriels de se procurer minerais, céréales, hydrocarbures, sucre, café ou coton, qui servent à fabriquer des produits que nous utilisons tous les jours : avions, voitures, téléphones, mais aussi denrées alimentaires. « Sans eux, le monde agricole ne pourrait pas nous nourrir », rappelle Jean-Pierre Boris.

L’offre et la demande

L’auteur relate le développement de cette activité très lucrative au XXe siècle, grâce au concours de marchés financiers spécialisés dont le but « n’est pas d’attirer des investisseurs mais de permettre aux producteurs et aux utilisateurs de ces produits de base d’établir un prix basé sur l’offre et la demande et de se protéger pendant ce temps », comme le rappelait en 2010 le sénateur américain Carl Levin. Au XXIe siècle, des spéculateurs ont envahi le business, saisissant l’opportunité d’empocher à terme des gains faciles.

« Fonds d’investissement et fonds de pension ont vite compris que la croissance économique de la Chine, de l’Inde et du Brésil allait faire monter les prix des denrées de base », rapporte Jean-Pierre Boris. Ces institutions financières ont fait grimper les cours, et dans la foulée les sociétés de négoce ont, elles aussi, « engrangé de confortables bénéfices », entraînant une crise sans précédent en 2007, de l’Afrique de l’Ouest aux Caraïbes et à l’Asie du Sud-Est « dans les pays dépendant de leurs importations alimentaires pour se nourrir ».

Pour autant, interroge l’auteur, faut-il mettre dans le même sac les grandes maisons de négoce et les grands spéculateurs financiers ? Les négociants de matières premières « sont-ils les affameurs du monde, avides de profits rapides (ou) un mal nécessaire, indispensable à l’organisation du marché ? » La question n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît.

Le roi du monde

Les traders de matières premières ont une mauvaise image. Ils sont « profondément immatures, essentiellement attirés par les grosses bagnoles et les filles qu’on peut asseoir dedans », dit de ses collègues un négociant en céréales. « Aucune barrière éthique ne les arrête », ajoute un négociant pétrolier genevois. Ce métier, exténuant, devient pour le trader une drogue. « On peut se laisser griser par ces millions de tonnes de marchandises qu’on fait « bouger », par ces centaines de millions de dollars qui passent de compte en compte. En bref, on peut se voir comme le roi du monde. » Car le risque est partie intégrante de ce métier, au point qu’un trader qui n’a jamais mordu la poussière n’a pas la confiance de ses collègues.

Un sac de cacao en provenance de Côte d'Ivoire.
Un sac de cacao en provenance de Côte d'Ivoire. Getty Images/Jacob Silberberg

Le parcours souvent hasardeux des grandes figures des maisons de négoce, Jean-Pierre Boris l’illustre tout au long du livre. Ainsi Anthony Ward, un des plus célèbres négociants qui fonda en 1998 la société Armajaro, spécialisée dans le négoce du cacao, s’est-il illustré par « une série de coups fumants ». L’homme, qui connaît tout de la filière, des marchés à terme de Londres ou de New York aux paysans et aux planteurs de Côte d’Ivoire ou du Ghana, parie en 2002 sur la montée des prix au début de la guerre civile ivoirienne. Pari gagnant qu’il réitère en 2010, mais la donne a changé. « Chocolate Finger » dépose son bilan fin 2013.

Autre exemple, Marc Rich, « le génie maudit », passe pour être l’inventeur des marchés pétroliers modernes. « A ses yeux, tout embargo décrété par la communauté internationale est bon à violer », rapporte Jean-Pierre Boris. Une hardiesse qui ne durera qu'une dizaine d’années, et qui finit par le perdre en 1983 quand, après la révolution khomeyniste et l’embargo américain, malgré la prise d’otages des diplomates américains, il continue à commercer avec Téhéran...

La réussite de ces entreprises tient à la fois à l’importance des mouvements qu’elles génèrent et à la discrétion dont elles entourent leurs opérations. De plus, l’indépendance du marché mondial, des céréales par exemple, est d’autant plus forte que la concurrence est vive entre les grands groupes (Louis Dreyfus et ABCD : Archer Daniels Midland, Bunge et Cargill). L’idée que ces grands marchands disposent d’énormes stocks n’a pas de sens, au vu du coût des stockages et des prévisions des récoltes, des plus aléatoires. Même si ces sociétés sont accusées d’accumuler leurs fortunes « sur le dos des pays du tiers monde », il n’existe pas, selon l’auteur, de cartels complotant pour affamer le monde.

Un tanker au large de Ras Lanouf, le 19 septembre 2016, alors que les exportations de pétrole ont repris depuis le port libyen.
Un tanker au large de Ras Lanouf, le 19 septembre 2016, alors que les exportations de pétrole ont repris depuis le port libyen. REUTERS/Stringer

La société Glencore, qui pour occuper une position dominante sur le marché des métaux fin 2012, a dû consentir à s’introduire en Bourse, a fait de ses dirigeants des milliardaires du jour au lendemain. Sa puissance est telle qu’elle a pu financer la création de sa propre marine de guerre pour escorter les cargos de sa compagnie au large de la Corne de l’Afrique. Ces « parasites utiles, voire indispensables », poursuit l’auteur, vont ceoendant perdre leur position dominante au tournant de l’année 2000, quand le négoce est « saisi par la finance et les purs spéculateurs ».

Dérégulation

Le marché à terme des matières premières, relativement restreint, devient un terrain de jeu parfait pour les fonds de pension et d’investissement, puis pour les banques. Il leurs suffit de placer « une partie infime de leurs avoirs pour y jouer un rôle déterminant. Tant et si bien que les matières premières ont fini par devenir de purs et simples instruments financiers », explique Jean-Pierre-Boris. Pour ce faire, les institutions financières, « extrêmement puissantes », ont profité de la dérégulation massive des marchés financiers, soumis depuis 1936 aux règles instaurées par Roosevelt à l’époque du New Deal.

En signant le Commodity Futures Modernization Act, premier d’une longue série de feux verts, le président Bill Clinton a autorisé « les fonds d’investissements à intervenir librement sur les marchés des matières premières ». Cette financiarisation aboutit en 2007 à l’envolée des prix du blé et du maïs, et par ricochet de ceux du riz, entraînant la crise mentionnée plus haut. « Sur la Bourse des matières premières de Chicago, c’est quarante-six fois la production américaine annuelle de blé qui est échangée tous les ans entre spéculateurs. »

Au Burkina Faso, plus de 90% de la fibre de coton produite est destinée à l’export vers l’Asie et l’Europe. Le reste est transformé localement pour la production de fil,  en majorité réexporté dans la sous-région par la principale filature de coton local.
Au Burkina Faso, plus de 90% de la fibre de coton produite est destinée à l’export vers l’Asie et l’Europe. Le reste est transformé localement pour la production de fil, en majorité réexporté dans la sous-région par la principale filature de coton local. ©GEORGES GOBET/AFP

L’année suivante, le coton est ciblé par les fonds, qui achètent en masse des contrats à terme, c’est-à-dire des tonnes virtuelles de fibre. Les détenteurs doivent ajuster leurs positions au jour le jour en fonction des cours. Le risque est moindre pour le fonds Calpers, qui gère les retraites des fonctionnaires californiens. Il est catastrophique pour les maisons de négoce, à qui les banquiers retirent leur confiance. Ils doivent vendre leur « coton papier ». « La débâcle est générale », souligne l’auteur pour qui le talent et la compétence ne suffisent plus. Pour preuve, en 2010, le roi du coton, Billy Dunavant, maison américaine universellement reconnue, préfère céder la place à une filiale de Louis Dreyfus.

Banques contre négociants

A partir de 2014, la chute des prix entraîne une restructuration du secteur. Les plus grandes compagnies de négoce, de Cargill à Louis Dreyfus, de Vitol à Trafigura, lancent leurs propres fonds d’investissement pour répondre à la frilosité des banques européennes (BNP Paribas, Crédit agricole) soumises depuis Bâle III à des réglementations drastiques. Elles n’interviennent qu’à hauteur de 50 % dans le financement du négoce des matières premières. En revanche, « les banques asiatiques et américaines s’engouffrent dans la brèche. En septembre 2012, Citigroup se lance ». Une de ses activités les plus rentables, selon son PDG.

Non content de spéculer, le monde de la banque « s’est emparé d’importantes quantités physiques ». Il détient des stocks de matières premières et joue son propre jeu, souvent contre les négociants. C’est le cas de JPMorgan, qui dès 1997, à New York, met « au point les produits financiers les plus vicieux de la fin du XXe siècle ». Concernant le pétrole, les banques américaines ont à leur tour leur propre flotte de tankers, leurs raffineries et parfois leurs ports. « On retrouve Blythe Masters et JPMorgan au capital de la société qui contrôle une bonne part des stocks mondiaux de métaux » du London Metal Exchange, aux côtés de Goldman Sachs et Morgan Stanley, associés au négociant suisse Glencore.

« Un dangereux mélange des genres », souligne l’auteur, pour qui il ne s’agit pas d’un simple conflit d’intérêts. Et d’évoquer le scandale de l’aluminium, quand la Goldman Sachs a fait traîner ses livraisons aux brasseurs américains. Sa filiale dans la banlieue de Detroit faisait transiter la marchandise d’un de ses 27 entrepôts à un autre, en attendant que les prix montent. « Des manœuvres frauduleuses », insiste l’auteur. Au total, entre 2005 et 2010, les banques américaines ont enregistré un bénéfice annuel de 15 milliards de dollars grâce au commerce des matières premières. Et les fonds indiciels de matières premières sont passés de 15 milliards en 2003 à 200 milliards en 2008. Treize fois plus.

Désormais, la loi Dodd-Frank adoptée en 2010 par le Congrès américain impose des limites aux marchés qui ne peuvent plus faire la pluie et le beau temps. Mais le Commodity Futures Trading Commission (CFTC), organisme régulateur, affronte de puissants adversaires hostiles à cette loi. Déjà, l’implication des banques américaines dans le négoce des matières premières inquiète la Réserve fédérale. Au point que Goldman Sachs et JPMorgan commencent à se désengager.

Le comportement des grandes compagnies de négoce n’échappe pas non plus au questionnement. Tout concourt à « l’émergence d’énormes groupes », selon les spécialistes consultés par Jean-Pierre Boris. Des groupes qui ne seront à moyen terme qu’une dizaine à survivre. Des empires qui se livreront une concurrence acharnée et seront « plus incontournables encore ». En fait, « la domination de ces mastodontes secrets fait craindre pour la pérennité de l’approvisionnement mondial, conclut l’auteur, (…) même si on ne peut réduire leurs interventions aux errements dont certains se rendent coupables ».

Editions Tallandier

Traders, vrais maîtres du monde. Enquête sur le marché des matières premières, par Jean-Pierre Boris. Paris, Tallandier, 2017. 109 pages. 13,90 euros. 

Jean-Pierre Boris est notamment l’auteur de Commerce équitable, le roman noir des matières premières (Fayard, 2005) et le coréalisateur du documentaire Main basse sur le riz (Arte 2010), Fipa d’or au Festival de Biarritz.
 

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