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Littérature

Il y a 30 ans la fatwa: dernières leçons de l'affaire Salman Rushdie

Il y a trente ans, le 14 février 1989, Salman Rushdie était condamné à mort par l’ayatollah Khomeini pour son roman Les Versets sataniques, jugé blasphématoire contre l’islam. Sa tête est mise à prix. Le théocrate iranien appelait tout bon musulman à exécuter l’auteur. Cette fatwa aura des répercussions sur la vie au quotidien de l’auteur, obligé de vivre caché. Elle a aussi bouleversé les fondements de nos sociétés modernes basées sur la liberté d’expression et d’imagination.

Salman Rushdie à Paris le 10 septembre 2018, à l'occasion du lancement de la version française de son 13e roman, La Maison Golden (Actes Sud).
Salman Rushdie à Paris le 10 septembre 2018, à l'occasion du lancement de la version française de son 13e roman, La Maison Golden (Actes Sud). Joël Saget/AFP
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C’était le jour de la Saint-Valentin. Un « funny Valentine  » pour Salman Rushdie, écrivain britannique d’origine indienne qui s’est imposé dès le début des années 1980 comme l’un de grands auteurs de langue anglaise.

Ce n’est peut-être pas un hasard si le mollah iranien avait choisi la journée des amoureux, emblématique des mœurs libérales occidentales, pour lancer son appel à la mise à mort de l’auteur des Versets sataniques, un roman qu’il jugeait « blasphématoire » contre le Prophète et contre l’islam. Pour nombre d’intellectuels, cette fatwa était une déclaration de guerre contre les valeurs universelles qui fondent notre civilisation humaine, notamment contre celles de la liberté d’expression et d’imagination. Comment imaginer qu’à la fin du XXe siècle on pouvait être condamné pour avoir écrit… un roman ?

Echec de la littérature

«  C’est un échec pour la littérature, s’exclame la célèbre romancière franco-marocaine Leila Slimani, prix Goncourt 2016, car un écrivain n’a pas de religion, un écrivain n’a pas d’identité, et même pas d’origine ». « C’est le retour au Moyen Age », explique pour sa part Paul Veyret, professeur de littérature contemporaine à l’université de Bordeaux.

« Ce retour violent de la religion dans la sphère publique, avait quelque chose d’inédit, poursuit l’universitaire. C’est la première fois qu’on assistait à un appel à meurtre global, déterritorialisé, lancé par un religieux iranien. On avait oublié que la religion était loin d’être l’opium du peuple, un motif de mobilisation contre la liberté d’expression, en l’occurrence d’un écrivain.- »

Salman Rushdie s’est fait connaître en publiant en 1980Les Enfants de minuit, sa grande épopée de l’Inde post-coloniale qui a remporté le Booker Prize en 1981. Mais Les Versets sataniques, son quatrième opus qu’il fait paraître sept ans plus tard, suscite des émeutes en Inde et dans de nombreux pays musulmans dès sa publication, conduisant leurs gouvernements à interdire le livre. Des autodafés du roman sont même organisés au cœur de l’Occident, à Bradford, ancienne ville ouvrière d'Angleterre. L’Iran prendra le train en marche.

Un roman profondément subversif

Pour les intégristes musulmans, ce livre est une offensive blasphématoire contre leur foi, à cause de ses références parodiques à la vie du Prophète, avec notamment les prénoms de ses femmes donnés à des prostituées. Le roman tire par ailleurs son titre de la légende selon laquelle des versets inspirés à Mahomet par le diable lui-même et qui auraient été retirés du Coran. La sacralité du livre sacré est mise en cause.

Or, selon Catherine Pesso-Miquel (1), spécialiste de l’œuvre de Rushdie, ce conte de 600 pages est avant tout un grand récit post-moderne sur la migration, sur la société britannique contemporaine, ses tensions raciales et ses travers. Les passages incriminés tout comme le titre provocateur ne sauraient le résumer. « Dans le roman, affirme-t-elle, il y a certes une maison close où les prostituées s’amusent à prendre les noms des épouses du Prophète pour titiller leurs clients. Tout cela a été déformé. En réalité, c’est un livre beaucoup plus libre que la caricature qui en a été faite. »

Une caricature qui coûtera cher à l’auteur des Versets sataniques. Avec une prime de près de 4 millions de dollars sur sa tête, qui sera augmentée de façon encore plus conséquente par une fondation islamiste même après le retrait de la fatwa par le régime iranien en 1998, l’écrivain est obligé de vivre en reclus, changeant de maison régulièrement, sous la protection des services spéciaux de la police britannique. Salman Rushdie a raconté cette histoire singulière des neuf années de captivité dans son autobiographie intituléeJoseph Anton, qui fut pendant ces années de traque son pseudonyme très littéraire composé des prénoms de deux auteurs - Conrad et Tchekov- que Rushdie admire.

Bataille pour la conquête de l’imaginaire

Lorsqu’on lui demande quelles conséquences la traque a-t-elle eu sur lui-même et son œuvre, Salman Rushdie se contente de rappeler que la fatwa ne l'a pas empêché d'écrire. Il a poursuivi la construction de son œuvre, qui est aujourd’hui riche d’une quinzaine de romans. C’est une œuvre magistrale, nobélisable depuis plusieurs années, reconnue comme l’une des plus brillantes de notre temps. L’œuvre de Rushdie est la preuve que les mollahs ont perdu la bataille, disent les admirateurs de l’écrivain.

La bataille, mais peut-être pas la guerre, car, comme l’écrit Rushdie dans ses mémoires, ce qui lui est arrivé était le « prologue  » aux événements du 11 Septembre, à l’instauration d’une ère de bigoterie et d’autocensure. Rétropectivement, la fatwa a ouvert la voie aux massacres perpétrés à Charlie Hebdo, au Bataclan ou à Nice.

Plus grave encore peut-être, la fatwa a réduit les paramètres de ce qu’on peut désormais écrire, caricaturer ou imaginer, au nom du respect de la différence. « Pour les islamistes aujourd'hui, cela leur importe peu de savoir sur quoi on écrit, décrypte la romancière Leïla Slimani. La fiction elle-même est considérée comme impie, comme anti-musulmane. A leurs yeux, il y a un seul livre qui a droit de cité, c'est le Coran. »

Beaucoup se demandent aujourd'hui si on pourrait encore écrire un livre subversif comme Les Versets sataniques et le publier ? Rien n'est moins sûr. Les éditeurs auraient trop peur de blesser les sensibilités religieuses des uns et des autres. C’est peut-être cela, la véritable « défaite de la pensée ».


(1) Salman Rushdie: l'écriture transportée, par Catherine Pesso-Miquel. Presses Universitaires de Bordeaux, 2007.

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