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Philosophie

Facebook, mimétisme et catastrophes, Jean-Pierre Dupuy apporte ses lumières

A Stanford, Jean-Pierre Dupuy pense les catastrophes à venir sur la planète de façon éclairée. Ce sont aussi les fondements anthropologiques de Facebook, ou la crise des « gilets jaunes » qu’il nous précise grâce à la théorie du mimétisme de René Girard. Prophétique ? Cruel car réel ? A lire et à écouter pour mieux comprendre la mécanique des désirs et des crises à venir.

«La guerre qui ne peut pas avoir lieu», aux éditions Desclée de Brouwer.
«La guerre qui ne peut pas avoir lieu», aux éditions Desclée de Brouwer. Desclée de Brouwer
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L’université de Stanford est vide, vacances et shutdown obligent. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy, 75 ans, arrivé à vélo sur le campus, se désole de ne pas avoir accès à « la bibliothèque de l’université qui est immense et tellement bien fournie. Pas un livre n’y manque, ils ont absolument tout ! » Ce sera donc sur un banc, éclairé par la douce lumière déclinante du soleil californien, que le penseur va nous raconter son parcours de polytechnicien devenu philosophe : « Cela fait 35 ans que j’enseigne la philosophie à temps très partiel à l’université de Stanford en Californie et aussi à l’École polytechnique. Avec deux secteurs distincts et distants, la philosophie des sciences et des techniques et d’autre part la philosophie morale et politique. Je suis de formation scientifique, mais passer des mathématiques à la philosophie, cela n’a rien d’extraordinaire. On travaille des concepts aussi en philosophie. »

Jean-Pierre Dupuy a construit ses réflexions autour et à partir des travaux de penseurs aussi importants et fondamentaux que René Girard ou Ivan Illich. Du début des années 80 jusqu’à la fin de sa carrière, René Girard a lui-même enseigné à Stanford : on ne peut pas faire l’impasse sur ce philosophe français qui continue à hanter l’université californienne : « Raconter René Girard ?! Mais c’est une montagne que vous me demandez de gravir en quelques mots ! Autour de ce penseur évolue la question du sacré et de son ambivalence ; ce que nous vénérons et ce qui nous effraie… Il faut se tenir à distance du sacré car il est très dangereux mais aussi ne pas trop s’en éloigner parce qu’il nous protège du danger. »

« René Girard peut offrir une grille de lecture des "gilets jaunes" »

Jean-Pierre Dupuy pense en philosophe, jongle avec les concepts en mathématicien tout en conservant des préoccupations très actuelles. Alors sur ce banc, à la lumière du soleil qui inonde encore le campus, il nous mentionne très vite la crise des gilets jaunes en France qui l’interpelle : « René Girard peut offrir une grille de lecture des "gilets jaunes", une crise profonde que je prends très au sérieux. Ce qui frappe, c’est qu’il semble ne plus y avoir d’objet. Quand on interroge les manifestants individuellement, chacun a des revendications différentes : la question des transports [Il a longtemps et avec force travaillé sur cette problématique dès les années 70 avec Ivan Illich] à l’origine du mouvement, a très vite été oubliée. » Puis il ajoute pour expliquer la confusion actuelle : « C’est un thème très girardien, les hommes se battent entre eux à propos d’objets parce qu’ils désirent les mêmes -c’est ce qu’on appelle le mimétisme : nos désirs ne sont en fait qu’une imitation de ceux des autres, l’objet du désir des autres-. La violence commence quand les désirs convergent sur les mêmes objets, mais lorsque la violence s'accroît, l’objet tend à disparaître. Ce qui compte n’est plus de posséder l’objet pour que l’autre ne l’ait pas, mais d’avoir le dessus sur l’autre. L’objet alors disparaît. C’est l’impression que donne la crise des gilets jaunes. L’objet est tellement multiple, tellement indéfini, tellement vaporeux, qu’il n’y en a plus. »

Les propos de Jean-Pierre Dupuy résonnent d’un écho particulier sur ce campus ensoleillé de l’université de Stanford où la théorie de René Girard, négligée en France (car trop empreinte de religion pour certains), semble avoir été déterminante pour les têtes pensantes de la Silicon Valley. Les cours de ce philosophe rejeté en France ont attiré de futurs investisseurs dans les nouvelles technologies dont Peter Thiel. « C’est l’un des fondateurs, et financier historique de Facebook. Il a été un des élèves de René Girard et a très consciemment pensé que ce réseau social pourrait être l’incarnation de la théorie girardienne, du mimétisme. » Lors des obsèques de René Girard en novembre 2015, Peter Thiel devenu millionnaire, l’a remercié de lui avoir fait changer de carrière (quitter ses études de droit) pour devenir un investisseur gagnant de Facebook. « Les médias sociaux sont devenus plus importants qu’ils n’y paraissaient alors et c’est intimement lié à notre nature humaine » constatait Peter Thiel. Nos murs Facebook, pur reflet de notre narcissisme, sont devenus un portrait collectif de l'humanité avec l’algorithme de Facebook en accélérateur de désir mimétique.

«Le chaînon entre la théorie Girardienne et les réseaux sociaux aujourd’hui»

Jean-Pierre Dupuy aurait beaucoup à raconter, il a lui-même eu Peter Thiel dans ses cours tout comme Elon Musk et d’autres acteurs de la Silicon Valley... Le mimétisme, pilier de la pensée de René Girard, correspond-il vraiment à un levier de croissance des réseaux sociaux ? A regarder Instagram et les likes de Facebook de plus près, on ne peut que souligner l’évidence de la dynamique qui repose sur des caractéristiques mimétiques terriblement humaines. Il sourit : « Je ne rends pas René Girard responsable de Facebook par ses idées. Il n’a fait que proposer une théorie de ce qui existe depuis le début de l’humanité, mais il est intéressant de voir le lien, le chaînon, entre la théorie girardienne et ce que sont les réseaux sociaux aujourd’hui. » Quoi de plus signifiants que ces likes qui ressemblent aux désirs exacerbés d’une foule.

Pour une idée de l'ambiance économique et intellectuelle autour de l'université de Stanford, découvrez ce webdocumentaire.
Pour une idée de l'ambiance économique et intellectuelle autour de l'université de Stanford, découvrez ce webdocumentaire. ® Thomas Bourdeau / RFI

« Avec les réseaux sociaux on a à faire à des foules abstraites. Et des foules sans chefs ! ». En écoutant Jean-Pierre Dupuy, on réalise à quel point ces réseaux sociaux jouent (sans le savoir ?) sur des ressorts ancestraux mais aussi les déforment ou les exacerbent en les amplifiant. Désir, jalousie, ce qui pouvait être à peine entendu, en sourdine, dans une société sans clic, se retrouve surexposé de façon assourdissante maintenant. Et quand on sait que la résolution des crises mimétiques passe, selon la théorie de René Girard, par le sacrifice d’un bouc émissaire ou son lynchage... Les réseaux sociaux ne peuvent que demeurer encore sous les feux de l’actualité : « on dit, dans la Silicon Valley, que Mark Zuckerberg commence à peine à réaliser ce qu’il a créé » explique froidement Jean-Pierre Dupuy.

«Le 11-Septembre 2001 a été un choc !»

Le vertige à peine encaissé, c’est un autre Jean-Pierre Dupuy qui nous détaille la logique de la catastrophe qu’il étudie en savant. « C’est un événement qui m’a fait sortir de mon sommeil dogmatique comme on dit depuis Kant. Cet événement, c’est le 11-Septembre 2001. Ça a été un choc, il fallait que je réfléchisse à ce qui s’était passé. Ça s’est produit à un moment où je travaillais sur un tout autre sujet, la question du changement climatique. Entre changement climatique et acte terroriste on ne voit pas a priori le rapport...  J’avais pratiquement fini d'écrire ce livre, mais j’ai pris trois mois de plus pour élargir mon propos et proposer une théorie générale des catastrophes, aussi bien naturelles, morales, que technologiques… C’est ce que j’ai appelé le “catastrophisme éclairé”, une attitude par rapport à ces événements quelle qu’en soit l’origine…Ça venait de loin, ça permettait de revenir à mes études des années 70 avec ce grand critique des sociétés industrielles que fut Ivan Illich. »
[Son : Jean-Pierre Dupuy se présente, parle des catastrophes et de la guerre nucléaire ▼]

Le soleil commence à décliner, Jean-Pierre Dupuy demeure lumineux et pédagogue : « Quand j’ai forgé cette notion de catastrophisme éclairé, le mot important pour moi était bien cet adjectif, au sens des Lumières du XVIIIe siècle et non la catastrophe. Un catastrophisme rationnel, car il peut être rationnel d’être catastrophiste, c’est ne pas se complaire dans la pensée du mal, mais au contraire se donner une chance d’échapper à la catastrophe. Mes origines sont bien le rationalisme avec lequel on est formé ou déformé. » Depuis, les conclusions de Jean-Pierre Dupuy ont été largement reprises par les penseurs de l’effondrement ou de la collapsologie. C’est avec un sourire mêlé d’agacement et d’humour qu’il explique : « Je vois des livres écrits par de jeunes auteurs qui me citent ou ne me citent pas, mais qui ont été visiblement influencés par mes écrits, mais en réalité je m’en fiche véritablement. J’écris avant tout pour mettre mes idées au clair. »

«Le sujet est simple : la guerre nucléaire à venir»

Pour mieux nous ouvrir les yeux sur le sujet, il explique sa façon d’envisager la notion du temps. « Le véritable objet de cette philosophie, cette métaphysique, c’est la question du temps. Du temps, non comme ressource, mais du temps qui nous sépare des catastrophes. Car beaucoup des catastrophes sont annoncées mais on ne sait pas quand elles se produiront ! » Le temps est une notion qu’il tord à sa façon, notamment dans ses textes économiques pour faire ressortir les paradoxes qu’il contient. Vertige encore, la douceur du soleil couchant devient claire, pénombre, quand, dans un autre sourire il décrit son dernier sujet d’étude : « Le sujet est très simple, il s’agit de la guerre nucléaire à venir. Personne ne prend ce sujet au sérieux. » Ce livre s’appelle : La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Le réveil du tigre nucléaire.

La guerre qui ne peut pas avoir lieu, aux éditions Desclée de Brouwer.
La guerre qui ne peut pas avoir lieu, aux éditions Desclée de Brouwer. ®Desclée de Brouwer

« Je pense qu’elle va avoir lieu, mais elle ne peut pas au sens moral, car ce serait l’horreur absolue. » Mais il confesse : « Le moment durant lequel en 2018 Kim Jong-un et Donald Trump se sont invectivés, avec la perspective d’une guerre nucléaire, a été troublant -je dois ajouter que moi-même il faut que je me force un peu pour dire, il y a vraiment là un risque qui est plus qu’une possibilité-. »

Puis, il prend en main les épreuves de son livre pour nous lire une citation sous le peu de lumière qu’il nous reste, nous sommes encerclés par un bâtiment du campus de Stanford dont les contours s’assombrissent : « Cette citation est en exergue dans mon livre :  J’ai toujours beaucoup réfléchi à la question de la guerre nucléaire. C’est un sujet qui a beaucoup d’importance dans la manière dont je pense, c’est la catastrophe ultime, extrême. Le monde n’a pas de défi plus important à relever et pourtant personne n’analyse les mécanismes qui y mènent (c’est un peu comme la maladie, personne ne croit qu’il va tomber malade jusqu’à ce que cela arrive). Personne ne veut en parler, je crois qu’il n’y a rien de plus stupide que de croire que cela n’arrivera jamais, juste parce que tout le monde sait que les armes nucléaires ont un immense pouvoir de destruction et qu’on va donc se garder de les utiliser, quelle connerie !” (what a bullshit!)

Savez-vous qui a écrit cela ? » Perplexité chez nous. « Eh bien c’est Donald Trump ! C’est inimaginable ! C’est sa fameuse interview du magazine Playboy du premier mars 1990. Il était capable dire cela ! Mais j’aurais pu le faire aussi ! » Le vertige continue, la nuit va s’imposer. Le philosophe va bientôt remonter sur son vélo.

«Ce film m’a ouvert à la métaphysique. Véritablement !»

Jean-Pierre Dupuy est l’auteur de Pour un catastrophisme éclairé, La marque du sacré, Petite métaphysique des tsunamis, L’avenir de l’économie, La jalousie… Sa pensée limpide s'enchaîne comme des équations mathématiques qui viennent surligner nos modes de pensée, nos façons de vivre. Il s’amuse comme un enfant joueur avec des concepts presque tabous tels la guerre, la jalousie, le désir... Son approche de l’économie est radicale et innovante, pas étonnant que la Silicon Valley l’apprécie. Il aime aussi puiser son inspiration de l’univers artistique et notamment du cinéma, nous explique-t-il au moment de nous quitter : « L’art m’a toujours beaucoup touché. Dans La marque du sacré, je termine par un chapitre vers lequel va tout le livre. C’est une lecture du chef-d’œuvre d’Hitchcock : Vertigo. Ce film m’a ouvert à la métaphysique. Véritablement ! Je ne veux pas trop en parler pour ne pas tout dévoiler, mais il s’agit d’un amour passionné et maladif pour un être qui n’existe pas. Les personnages des romans ou des films n’existent pas, mais il y a des êtres dans des romans ou dans des films qui n’existent pas à l’intérieur même du roman ou du film. Ce sont des apparences. Et ça c’est pour moi la forme même du désir dans ce qu’il a de plus extraordinaire, de plus terrible, y compris l’élément de jalousie, mais qui peut donner les œuvres d’art les plus extraordinaires. » La nuit tombe, Jean-Pierre Dupuy s’échappe, mais il n’est pas quant à lui une apparence, sa pensée nous permet d’avancer doucement dans l’obscurité des idées…

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